Etre raisonnable, est-ce faire taire ses désirs ?
Avant même qu’un questionnement sur le désir ne surgisse de l’esprit humain, c’est d’abord l’objet du désir qui transparaît en lui comme ce qui est présent, manifeste et irréductible. Rien de plus naturel que de tendre vers ses désirs quand ils se présentent à nous, au même titre que la soumission à l’instinct relève de ce qui est de plus naturel à l’animal. Serait-ce un mal en soi ? Quand la raison intervient pour tempérer les ardeurs, à cause des interdits dictés par la société ou encore des barrières imposées par la morale, une certaine altération du désir, du point de vue de son intensité et peut-être aussi de sa nature, entraîne une problématique qui mérite une analyse approfondie. Comme le disait Héraclite : « Il n’en vaudrait pas mieux pour les hommes qu’arrivât ce qu’ils désirent », il serait alors légitime de faire taire ses désirs. Mais ce refoulement du désir ne signifie pas pour autant suppression de celui-ci, ni de son objet. Que restera-t-il du désir s’il doit demeurer enfoui dans l’inconscient ? Serait-il acceptable, au nom de la nature raisonnable de l’homme, de passer sous silence ses désirs les plus profonds, au point de résilier à des exploits ingénieux qui sont intérieurement alimentés par les passions ? Afin de répondre à cette question, nous verrons en première partie qu’il est nécessaire d’admettre que les désirs sont ce qu’il y a de plus naturel à l’homme, au même titre qu’il est naturel à l’homme de disposer de la raison. Dans une deuxième partie, nous contrasterons par la coexistence de ces deux entités contradictoires qui revient à peser le pour et le contre dans le fait de laisser libre cours à la poursuite des désirs humains. Pour conclure, nous finirons par voir que renoncer à ses désirs peut être compris dans un mouvement dialectique, ce qui s’exprime par la liberté, qui est en réalité : l’essence de
I. Les principaux désirs de l’homme sont ceux qui sont naturels et nécessaires
Saisi dans son immédiateté, le désir est la conscience d’un besoin qui vise un objet extérieur. Nous pouvons retenir essentiellement deux principaux désirs chez l’homme, ce qui relève de sa nature biologique, à savoir la faim et le désir charnel. Platon explique dans la République une description succincte de la faim et de la soif, comme étant la tension de l’âme vers l’objet naturel de ces appétits. « Chaque fois qu’un homme désire, ne diras-tu pas que son âme tend à ce qu’elle désire, ou qu’elle attire à elle ce qu’elle voudrait avoir (…) ? », disait Socrate à son interlocuteur. Pour le désir charnel en particulier, il présente une certaine ambiguïté dans le sens où la conservation de l’espèce, qui est sa principale vocation, se confond avec les appétits sexuels à proprement parler. Autrement dit, lorsque ce genre de désir se manifeste, il ne fait pas nécessairement appel à l’instinct de survie, contrairement à la faim et à la soif dont la satisfaction est vitale pour chaque individu. Cette subtilité a été expliquée par Freud, dans l’Introduction à la psychanalyse, en se penchant plutôt vers son rôle biologique : « La sexualité est en effet la seule fonction de l’organisme vivant qui dépasse l’individu et assure son rattachement à l’espèce ». Ainsi, ne serait-ce que pour les désirs les plus connus, il existe déjà une nette distinction dans la manière de les concevoir et, par conséquent, de les poursuivre. Sans entrer dans un inventaire de tous les désirs que l’homme puisse s’imaginer, leur fondement et leur accomplissement peuvent toujours être accompagnés d’une certaine vanité. Épicure a effectué une hiérarchisation simplifiée des désirs humains, en fonction de leur capacité à procurer le bonheur et la tranquillité de l’âme, c’est-à-dire l’ataraxie. Il disait que « parmi nos désirs, les uns sont naturels, les autres vides, et parmi les premiers, certains sont nécessaires, d’autres naturels seulement ». Ici, le terme naturel renvoie à ce qui se présente indépendamment de la volonté de l’homme, donc les désirs non naturels sont ceux qui ont été créés, pour des raisons qui lui sont extérieures et dépendant de sa volonté.
Affirmer que l’homme ressent et assume ses désirs de la même manière que les animaux gèrent leur instinct serait un abus de langage venant de notre part, aussi semblable que puisse être leur intensité. Pour certains types de désirs, il importe donc de délimiter à quel stade la censure devrait intervenir.
II. La négation d’un désir est un signe de la nature raisonnable de l’homme
La question fondamentale serait alors : pourquoi freiner l’élan vers la poursuite de l’objet de notre désir? En effet, nombreux sont les motifs, bien qu’inconscients pour la plupart, qui entraînent la prohibition des pulsions ; et parallèlement, cet acte de « refoulement », pour emprunter l’expression de Freud, est nécessairement précédé d’une sélection des désirs qui peuvent resurgir à la surface de la conscience. Il s’agit d’une prédisposition mentale, héritée de l’éducation et des valeurs morales existantes, qui s’activent pour faire taire certaines de nos pulsions jugées répréhensibles, et ce, toujours de manière inconsciente. Même si le refoulement n’est pas motivé directement par la peur de toutes les conséquences de la poursuite de notre objet de désir, il n’est pas toujours dans notre avantage de céder aux tumultes qui nous animent intérieurement. Pour preuve, Platon compare le désir avec les tonneaux de Danaïdes, un mythe qui illustre la condamnation aux enfers des cinquante filles du roi Danaos à remplir des tonneaux troués, montrant ainsi le caractère fugace et insatiable du désir. Descartes est également une référence incontournable, en mentionnant dans son ouvrage : « Les passions de l’âme » l’importance de la distinction entre les inclinaisons qui dépendent de nous et ceux qui n’en dépendent point. Similaire à la thèse des Stoïciens, sa pensée se résume comme suit : « Il me semble que l’erreur qu’on commet le plus ordinairement touchant les désirs est qu’on ne distingue pas assez les choses qui dépendent de nous de celles qui n’en dépendent point ». Les choses sur lesquelles notre volition ne peut changer le cours des événements, sont celles qui méritent que l’on s’y attarde ; autrement dit, les choses qui ne relèvent d’aucune nécessité ne sont pas dignes d’être poursuivies. Pour donner une dernière clarification, mais qui n’est pas des moindres, voici ce que rapporte l’Ecclésiaste : « J’ai vu tout ce qui se fait sous le soleil ; et voici, tout est vanité et poursuite du vent », ce qui sous-entend : à quoi bon cultiver le désir de l’intelligence, qui est la forme suprême du désir chez Platon, si cette peine ne mènera nullement au bonheur ?
Pour savoir qu’en est-il du désir une fois qu’elle ne se manifeste plus à la conscience, sachant que le refoulement est le signe de la nature raisonnable, cultivé et socialisé de l’homme, soulignons que la non réalisation du désir n’est pas la suppression de son objet, ce qui montre ainsi une réalisation abstraite du désir.
III. La poursuite ou le renoncement au désir sont toujours une liberté
Tout compte fait, une catégorisation des désirs afin de rendre compte ceux qui sont admirables et ceux qui devraient être chassés ne sera plus l’essentiel de notre tâche, car même les besoins élémentaires pourraient toujours subir quelque modération de notre part. Ainsi, le désir peut être compris en tant que volonté de l’homme à cultiver en lui cette tension vers l’objet. Empruntant la pensée de Spinoza, on peut dire qu’un objet n’est pas désirable en lui-même, mais c’est parce que nous l’apprécions qu’il devient un objet de désir. Pour Spinoza, le désir et son objet ne font qu’un, et le laisser libre cours ou le réprimer n’enlève en rien son essence, ce qui est d’ailleurs l’essence de l’homme. En effet, « l’effort par lequel chaque chose s’efforce de persévérer dans son être n’est rien en dehors de l’essence actuelle de cette chose », disait Spinoza dans l’Éthique. Comment comprendre alors le renoncement à un désir ? Hegel parlera de la négativité du désir, dans le sens où la négation n’est pas suppression, mais plutôt conservation ; et dans la même foulée, satisfaire un désir est également la négation de celui-ci, dans le sens où la conscience de soi atteint son objet et ne forment qu’une unicité. L’objet est intériorisé, il n’a plus d’existence extérieure pour la conscience de soi, et atteint sa vérité dans cette dernière. Jean Hippolyte, un commentateur de Hegel s’exprime en ces termes : « Le terme du désir n’est donc pas, comme on pourrait le croire superficiellement, l’objet sensible il n’est qu’un moyen mais l’unité du Moi avec lui-même ». Puisque le désir est ce qui fait l’essence de l’homme, le faire taire, de quelque manière que cela puisse être, revient à taire l’essence de l’homme, et ainsi affirmer que le désir existe bel et bien. Platon, en évoquant le mythe d’Éros résume le caractère à la fois vulnérable et divin de l’amour. Éros est un demi-dieu conçu avec une mortelle, plus précisément une mendiante. Ainsi, l’amour est le désir de combler le manque d’un objet que l’on ne possède pas, mais toujours tendu vers la perfection, c’est-à-dire à la recherche de la Beauté qui est divine. Cependant, l’homme face à son désir est et sera toujours en train de mendier, ce qui veut dire en état d’incessante privation.
Conclusion
En somme, le désir est la nature et l’essence même de l’homme. Il appert donc qu’il est normal que celui-ci ait des désirs, cherche à les satisfaire bien qu’en les comblant, celui-ci rencontra toujours des remparts. Il se heurtera ainsi au naturel et au culturel en lui. Bien que le souci de ce qui est socialement acceptable l’emporte, le désir et son objet ne sont pas pour autant anéantis et deviennent inexistants, au contraire, ils subsistent pour constituer l’essence même de l’homme. Le désir ne triomphe pas lorsqu’il est parvenu à son objet, car une fois ce stade acquis il est destiné à disparaître. Que reste-t-il alors du désir ? La conscience de soi qui fait un avec la vérité de l’objet. Certes, il est raisonnable pour tout homme de faire taire ses désirs, si le terme raisonnable signifie se conformer à ce qui est socialement acceptable, mais cette détermination cache une réalité bien plus profonde qui échappe à la volonté humaine. Ainsi, faire taire ses désirs est une forme de grandeur de l’homme, mais également de la vulnérabilité de sa raison. La censure paraître être un acte de la raison lorsqu’on observe l’efficacité pratique qui en résulte, mais à vrai dire elle est la manifestation de l’inconscient qui n’est pas préalablement délimitée par la volonté. Pourrait-on alors assimiler la nature raisonnable de l’homme avec l’essence de son corps qui est le substrat de ses désirs ?