La raison peut-elle tout expliquer ?
L’homme se distingue de l’animal grâce à la raison qui l’anime. La raison est la faculté par laquelle il est capable d’appréhender et d’expliquer le réel. En effet, l’hypothèse selon laquelle le monde est ordonné, suppose déjà l’intervention de la raison qui a inculqué un ordre selon les structures propres à la pensée. Or, dire a priori que le monde est un chaos, confirme encore l’intervention de la raison, dans le sens où c’est en référence de cette dernière que l’homme a voulu expliquer le monde. Dans cette confrontation entre la suprématie de la raison et le silence du réel, l’on se demande sur la capacité de la raison à expliquer le réel. Grâce à un processus de réflexion, il est en mesure d’identifier les causes, c’est-à-dire les raisons d’un fait donné. Leibniz avance d’ailleurs dans son « principe de raison » que « rien n’est sans raison ». Voici donc la problématique à décortiquer : dans quelle mesure la raison peut-elle dévoiler la vérité du réel ? En approfondissant l’analyse, cette hypothèse renvoie au non-être de l’inexplicable, d’une part ; par la suite, elle aboutit sur le fait que la rationalisation provient de la modernité de l’homme, ce qui n’est pas forcément inhérent à la réalité.
I. La raison permet de donner sens à l’irrationnel
A. La raison et le réel se présentent selon un même moule
La raison désigne la faculté de l’homme à donner du sens au réel. Ce terme englobe à la fois l’objet de la recherche (la raison ici correspond à la cause qui se cache derrière le réel), et le moyen utilisé pour expliquer le réel (raison se réfère alors aux facultés intellectuelles. Cette double définition marque ainsi la difficulté de la problématique. Hegel croit en la toute-puissance du principe de raison. Selon lui, toute chose a une signification, une raison d’être, ainsi, l’irrationnel est hors de propos. En effet, l’irrationnel s’oppose directement au rationnel dans le sens où il signifie « hors de la raison ». Mais aussi, certains faits considérés apparemment comme hors de la raison, notamment les rêves, sont souvent soumis à interprétations. Freud soutient que les rêves qui peuplent nos sommeils peuvent sembler absurdes ou irrationnels ; cependant, ils referment une raison profonde. Selon le psychanalyste, « le rêve est en quelque sorte la décharge psychique d’un désir en état de refoulement, puisqu’il présente ce désir comme réalisé ». En refusant de les admettre, nous obligeons notre raison à nous les faire comprendre autrement, de manière à nier à notre raison elle-même de leur attacher un sens précis. Ainsi, au terme de ses travaux, Freud conclue qu’il est possible d’expliquer l’apparent inexplicable.
B. L’absurdité de la vie a un sens philosophique
L’irrationnel est ce qui ne peut pas s’expliquer : la question n’est plus de savoir si l’objet a une raison ou non, vu que la raison de l’homme est dans l’incapacité d’appréhender cette éventuelle raison. Par exemple, chercher le sens de la vie de l’Homme constitue une question fréquente en philosophie, qui n’a d’ailleurs reçu à ce jour aucune réponse définitive. La notion d’existence est donc irrationnelle puisque la raison de l’homme ne peut l’expliquer. De plus, nous sommes tentés de dire que « la vie n’a pas de sens », ou qu’elle est absurde. C’est pourtant une autre manière de lui conférer un sens, une raison. Les philosophes existentialistes ont scruté la question de l’absurdité de l’existence humaine, et même le désespoir qui survient inévitablement, devient un objet de pensée, c’est-à-dire qu’on peut donner sens. « Pour la plupart, la vie n’est qu’un combat perpétuel pour l’existence même, avec la certitude d’être enfin vaincus », affirme Schopenhauer. Après tout, l’absence de raison peut être considérée comme une raison en soi. Dans cette optique, la raison nous pousse à donner une raison à l’irrationnel. En d’autres termes, nous sommes enclins à rationaliser ce qui est normalement irrationnel.
La raison permet de donner du sens, même à un réel en apparence irrationnel. Cependant, le principe de raison est-il réellement applicable dans chaque situation ? La raison peut-elle absolument tout expliquer ?
II. L’irrationnel est omniprésent
A. On ne peut pas expliquer l’amour et l’amitié
Le postulat « la raison peut tout expliquer » nie l’existence de l’irrationnel. Pourtant l’homme est confronté à l’irrationnel au quotidien. Par exemple, les sentiments d’amour et d’amitié constituent, pour Aristote, l’illustration parfaite de l’irrationnel. En effet, si nous parvenons à donner une relation de cause à effet et dire pourquoi nous éprouvons de l’amitié envers une personne, cela signifie que soit nous ne l’aimons plus ; soit nous ne l’avons jamais aimée. Si la relation repose sur des bénéfices (mutuels ou non), autrement dit, si autrui est notre ami parce qu’il nous est utile, cela signifie que nous n’aimons pas la personne, mais nous-même. Les préceptes du philosophe, tirés de La politique, concernant ce sujet se réduit à ceci : « La première union nécessaire est celle de deux êtres incapables d’exister l’un sans l’autre ». Ainsi, l’irrationnel se définit également comme un évènement qui ne se soumet pas à des lois répétables ni à des vérifications telles qu’il se fait dans les procédures scientifiques.
B. La religion renferme une grande part d’irrationalité
De même, l’histoire a montré que l’homme est le seul être qui présente des aspirations religieuses. Sa foi en Dieu est irrationnelle, puisque le principe même de la foi est de croire malgré l’inexistence d’une preuve formelle. Cependant, la raison joue un certain rôle dans la foi, même si ce n’est pas pour démonter les choses célestes et divines. Puisque la religion est une question de conviction et d’engagement, l’homme religieux est éclairé dans ses choix. C’est par la volonté qu’il avance dans la foi, c’est-à-dire qu’il connait les répercussions de son choix présent. La véritable religion est loin d’être un dogmatisme, bien qu’il existe toujours des connotations morales et des lois à ne pas transgresser. Pour étendre la réflexion sur le sens de la religion, considérons cette citation de Bossuet : « L’hérétique est celui qui a une opinion, et c’est ce que le mot signifie. Qu’est-ce à dire, avoir une opinion ? C’est suivre sa propre pensée et son sentiment particulier. Mais le catholique est catholique, c’est-à-dire qu’il est universel et, sans avoir de sentiment particulier, il suit sans hésiter celui de l’Église ». Ou est alors la place de l’irrationnel ? C’est le fait que je choisis cette religion et non pas une autre, sans se référer aux avantages ni aux prestiges que je pourrais avoir dans ce choix.
Conclusion
La faculté de l’homme à expliquer le réel a commencé depuis les premiers penseurs de l’Antiquité. La liberté de la raison à penser le réel, et se penser elle-même, lui procure un grand pouvoir, notamment de signifier l’irrationnel. La sphère d’action de la raison s’élargit de jour en jour, non seulement grâce à l’augmentation des connaissances, mais surtout par la conviction que la sphère du possible devient de plus en plus sans limite. Néanmoins, une part de mystère existe en ce monde. Par exemple, les affaires de cœur restent hors d’atteinte de la raison. Autrement dit, parce que l’irrationnel subsiste une existence concrète, la raison ne peut pas tout expliquer. Après tout, le rôle de la raison n’est pas de supprimer cette réalité qui est supposée insensée, mais tout simplement de le donner sens. Dans la littérature philosophique, l’irrationnel se présente comme un non-sens, ce qui est distinct du non-être. L’irrationnel est-il une notion propre à la pensée au même titre qu’elle peut comprendre le rationnel ?