L’art nous fait-il oublier le réel ?

On entend par art une œuvre de l’homme par opposition à un effet naturel. Et sa pratique ne fait référence ni à la science, ni au métier. L’art, comme « facere » (le faire), se distingue du réel qui s’interprète par l’ « agir » ou « causer ». Et le produit de l’art en tant qu’œuvre (opus) diffère de l’ « effectus » (effet) du produit du réel en tant que nature. Ne relève pas de l’art les actions qui ne se fondent pas sur la liberté et la raison. A partir de cette comparaison avec les œuvres de la nature, notre approche consiste ici à se questionner sur la prévalence de l’art vis-à-vis du réel chez l’humain. Il faut entendre « le réel » par ce qu’il y a de plus proche et de plus immédiat. En tant que sujet pensant, notre contact avec cette réalité ne demande aucune approche, aucune distance ni aucun préalable. Ce contact est radical puisqu’il enracine nos perceptions, nos pensées ainsi que nos actions. L’art nous transporte-t-il vers un autre monde imaginaire qui transcende le réel ? Pour apporter une réponse à cette problématique, nous allons traiter en première partie en quoi l’art comme imitation du réel visible nous éloigne de la réalité. En seconde partie, nous aborderons la complexité de la nature de l’art qui tend à opérer la communion du sujet pensant au réel et à l’objet de la contemplation.

L’art comme imitation du réel visible nous éloigne de la réalité

Le précepte selon lequel l’art doit imiter la nature est aussi vieux que le monde. D’après cette conception, que l’on retrouve au balbutiement même de la réflexion à l’époque d’Aristote, l’imitation serait le but essentiel de l’art, autrement dit la reproduction habile d’objets tels que ces objets existent dans la nature. Et est source de plaisirs, la nécessité de reproduction en toute conformité avec la nature. Dans la pratique de cet art à but purement formel, il est question de refaire une seconde fois ce qui existe déjà, ce qui est extérieur de l’artiste, et avec les moyens techniques dont ce dernier disposera. Et selon cette tradition, l’art ne peut atteindre la perfection que lorsqu’ « on peut le prendre pour la réalité elle-même », Ingress.

En reprenant le rapport du sujet pensant avec l’art et le réel, l’art « mimetis », en tant qu’imitation de la nature (le réel concret), semble à première vue ne pas éloigner le sujet du réel, puisque l’art propose à celui-ci d’entrevoir le réel à travers l’œuvre. Mais cette répétition apparaît toutefois comme oiseuse et superflue. En effet, quel besoin de revoir dans des tableaux (pour le cas de la peinture à titre d’exemple) des animaux, des paysages ou encore des événements humains lorsque la nature nous les propose en mieux ? On peut même aller jusqu’à dire que les résultats de ces efforts inutiles restent inférieurs à ce que la nature nous fait découvrir. En somme, l’art qui veut rivaliser avec la nature par l’imitation restera toujours au-dessous de la nature. Certes, il ne nous fait pas oublier le réel, mais représente ce dernier de manière très pauvre. « L’œuvre d’art ne saurait être un simple reflet », René HUYGHE. Ainsi, l’œuvre d’art imite de manière imparfaite la nature, ce qui nous éloigne de la vraie réalité.

Par ailleurs, si on prend l’exemple des gâteaux de cire régulièrement construits par les abeilles, c’est une action fournie par l’instinct et ne fait l’objet d’aucune réflexion proprement rationnelle. Par contre, un morceau de bois taillé est un produit artistique, pour la simple raison que c’est l’homme qui est derrière cette œuvre d’art, et non pas la nature. Malgré ces différences, les abeilles nous offrent quelque chose de plus concret, tandis que l’artiste ne donne à voir qu’une œuvre qui nous détache de ce qui est réellement, c’est-à-dire la nature.

Posons-nous maintenant la question de ce que peut être l’œuvre d’art dans la complexité de sa nature et de son rapport avec le réel « invisible ».

L’art exprime un réel invisible

On peut dire d’une œuvre qu’elle est artistique lorsqu’elle combine plusieurs éléments. Avant toute chose, elle doit être un produit de l’imagination libre de toute contrainte. Elle est donc création. Et c’est principalement cet aspect qui distingue les beaux-arts des arts mécaniques, des techniques, des procédés ainsi que des métiers. Il ne peut y avoir d’œuvre d’art sans ce pouvoir créatif, qui témoigne de l’ingéniosité de l’artiste. Kant disait d’ailleurs que « le génie est un talent qui consiste à produire ce dont on ne saurait donner aucune règle déterminée ».

L’originalité de l’œuvre qui se traduit par l’absence de règles préétablies ne relève pas de l’absurde, puisque l’œuvre est également le produit de la raison. Et d’ailleurs, elle ne reste pas moins rebelle à toute règle (elle peut être sa propre règle en elle-même). La question du goût est au cœur même de cette règle. Pour aboutir à un résultat précis, l’artiste agence les choses au moyen du goût. « L’esthétique a pour objet le vaste empire du beau ». HEGEL, ESTHETIQUE.

Les philosophes modernes ne conçoivent pas l’art comme imitation en raison de cette exigence fort en créativité. Se trouve à la base même de l’œuvre d’art l’inspiration, une disposition naturelle de l’artiste qui est doté d’une imagination fertile. Qu’il s’agisse d’une fonction imitative ou créative, l’œuvre d’art transcende la réalité concrète. L’art, dans sa nature complexe, nous rapproche-t-il ou non du réel ? Il faut comprendre que le réel est fait de plusieurs modalités. Il peut être saisi aussi bien par perception, par intuition que par raisonnement. Il est à la fois ce qui existe et ce qui pourrait être. L’art saisit ce réel de la manière la plus complexe et en intégrant à la fois émotion, raison et sens. Il exprime un « substantialisme » même du réel qui se cache derrière toutes les apparences, derrière l’illusion des sens. L’artiste, le vrai, exprime le réalisme qui est substance (se distinguant de la nature visible) à travers son œuvre. L’œuvre en question ne traitant pas du réel concret, mais du réel invisible. « La beauté appartient à l’ordre transcendantal et métaphysique » Maritain, Art et Scolastique.

La fonction représentative de l’art subsiste toujours chez certains courants artistiques, étant donné que c’est la forme primitive par laquelle l’art s’est déployé depuis sa première apparition. Mais dans l’art, le grand amour du réel se manifeste par l’expression du Beau. Et dans son approche la plus complexe, il propose de saisir la partie non visible de la réalité.En somme, il serait osé de dire que l’art véritable nous fait oublier le réel. Au contraire, l’œuvre nous propose d’entrevoir la réalité, et ce, non plus seulement avec les sens. De plus, l’activité artistique ne peut s’organiser qu’autour du réel. Cette partie invisible peut se traduire par l’idéal, le beau. Et le laid par opposition à cet idéal ne peut être soustrait du réel. L’esthétique n’est pas essentiellement une théorie du beau. Le laid peut aussi bien aspirer à une belle représentation. Ce paradoxe au sein de l’édifice artistique interpelle les réflexions critiques sur les œuvres d’art, rénovant ainsi les lignes directrices ainsi que les objectifs de cette activité.

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