L’histoire est-elle ce qui arrive à l’homme ou ce qui arrive par l’homme ?

L’homme aime bien être prévisible dans ses actions, c’est pourquoi il se réfère aux lois pour ne pas tomber dans des situations désagréables. Ces lois, il les formule par les expériences du passé, ou par une généralisation des observations. Pourtant, il y a une réalité qui échappe à cette prévisibilité et à cette universalisation : l’histoire. L’histoire se forme dans le processus culturel et scientifique, les autres objets de la nature ne peuvent pourtant pas devenir des objets d’histoire. Pour Raymond Aron, « en chaque temps, en chaque cité, l’historien s’efforce de retrouver ce qui mérite de ne pas périr ». Mais en tant qu’acteur, l’homme n’a pas calculé le cours des évènements, donc il n’a pas d’emprise sur les évènements. Ainsi, l’homme est à fois sujet et objet de la science historique. La problématique qui surgit dans la réflexion sur l’histoire concerne les marges de manœuvre que l’homme dispose en se fiant sur les données historiques. L’évolution de l’humanité dépend-il de l’histoire ? Pour comprendre le fond de cette thématique, il faudrait évoquer le fait que le déroulement historique est un fait existentiel ; néanmoins, l’homme a voulu donner sens à cette expérience fatale en créant la science historique. Tout compte fait, le déroulement de l’histoire découle de la nature humaine, autant par ses vices et ses qualités.

I. L’homme est soumis à la fois au hasard et à la nécessité

Il est communément admis que l’homme n’est pas soumis aux lois de la nature, car il dispose de sa raison pour dépasser et contourner ses propres limites. Mais quand nous considérons les imprévisibilités qui ont changé la destinée de tout un peuple, tel qu’il est décrit dans les livres d’histoires, on peut dire que le calcul de la raison ne peut pas tout paramétrer. Paul Valéry disait d’ailleurs : « les évènements naissent de père inconnu. La nécessité n’est que leur mère ». L’existence humaine aurait été autrement si toutes les volontés et caprices de l’homme se réalisaient. Et même en déployant toute forme de ruses pour parvenir à ses fins, il y a toujours des variables, posées originairement ou survenues postérieurement, qui ont fait en sorte que le résultat des actions est nécessairement ainsi. Ainsi, Jean-Paul Sartre a eu raison de dire, et cela s’applique particulièrement au cas de l’homme, que « tout existant naît sans raison, se prolonge par faiblesse et meurt par rencontre ». Sans pour autant insister sur ce caractère tragique de la vie, ce qui est important dans ce passage, c’est que le hasard est un compagnon fidèle de l’homme dans chacune de ses investigations. Dans le dessein d’un grand homme qui est, notons-le, l’acteur principal des livres d’histoire, il n’a fait que réaliser la nécessité des choses, tous ses calculs n’étaient que nécessité. Pour emprunter les termes d’Aristote dans la Métaphysique, « quand une chose ne peut pas être autrement qu’elle n’est, nous disons qu’il est nécessaire qu’il en soit ainsi ». Le vrai, c’est ce qui est, c’est-à-dire ce qui s’est passé tel que l’histoire l’a présenté. Donc, dire que l’histoire aurait pu être autrement relève du domaine du faux.

L’histoire de l’homme se déploie dans toute sa singularité, ce n’est pas l’imaginaire ni le possible, mais la nécessité telle que l’existence le présente. Or, les passions humaines ont également contribué dans la constitution de l’histoire.

II. La science historique a une visée créatrice et symbolique

Si l’historien n’a fait que recueillir le cours de l’histoire, ce ne sera pas dans le but d’une simple narration. Les actions dans l’histoire sont intentionnelles, et cela s’explique par deux volets : premièrement, les actions des grands hommes ou des peuples ont été exécutés dans le but de marquer les esprits de leur temps. Bien qu’ils n’aient su ce qui adviendrait par la suite, en tout cas, ils ont voulu réaliser ce qui mérite d’être fait. Le héros n’a pas d’objectif d’être glorifié, il agit pour déployer ses vertus au service de la justice sociale. « Ce contenu particulier est tellement un avec la volonté de l’homme qu’il en constitue toute la détermination de la volonté et de l’intelligence », soutient Hegel dans Leçons sur la philosophie de l’histoire. Deuxièmement, ce qui est la conséquence de la première, l’histoire est née parce que l’historien, représentant officiellement l’aspiration collective, a voulu éterniser les évènements passés. Le choix se penche pour un fait particulier plutôt que pour un autre, non pas par pure facticité, mais plutôt par objectivité. En d’autres termes, « le besoin d’écrire l’histoire d’une période, d’une société et même d’une personne ne s’éveille-t-il que lorsqu’elles sont déjà trop éloignées dans le passé pour qu’on ait chance de trouver longtemps encore autour de soi beaucoup de témoins qui en conservent quelques souvenirs », affirme Maurice Halbwachs. Pour décrire historiquement un peuple ou un fait marquant, il faut que l’historien soit sûr de la pertinence de ce choix, en se basant sur de solides documentations. Par conséquent, si ces deux conditions n’étaient pas réunies, il n’y aurait pas histoire. D’un côté, le héros a agi volontairement, ce qui a fait que ses actes restent gravés dans la mémoire collective. De l’autre côté, l’historien est jugé bon de faire durer la mémoire de ce héros, ce qui l’a incité à écrire l’histoire. C’est ainsi que Fénelon déclare que « la principale perfection d’une histoire consiste dans l’ordre et dans l’arrangement ».
Nous avons fait la remarque selon laquelle l’importance de l’histoire se découvre à la fois dans la volonté des grands hommes et l’objectivité de l’historien. Voyons à présent si l’humanité a pu se passer de l’histoire, en tant que discipline scientifique et patrimoine culturel.

III. L’histoire universelle met en avant la continuité de l’humanité

Pour toutes les civilisations qui ont émergé en tous lieux et en tout temps, leur souvenir et leur prospérité s’expliquent notamment par la référence à l’histoire. Dans la pratique, nous dirons peut-être que l’histoire ne sert qu’à alimenter l’imagination des réalisateurs cinématographiques. Mais au-delà d’une vision utilitariste, l’histoire qui est supportée par la volonté de mémoriser se place au même rang que la science, la religion ou encore la philosophie. Selon Simone de Beauvoir, « l’humanité est une suite discontinue d’hommes libres qu’isole irrémédiablement leur subjectivité ». En parlant d’humanité, il ne s’agit pas d’une nécessité qui conditionne l’existence humaine, car nombreux sont les hommes qui ne connaissent même pas ce terme, mais qui vivent en toute dignité et décence. Et pourtant, lorsque l’homme s’intéresse à l’histoire, il laissera de côté les regards solipsistes, mais également remettra en question les différentes positions relativistes, pour adopter une vision originelle et une remise en question sur soi et le monde. Selon Éric Weil, « la fin de l’histoire, c’est la fin de l’oppression qui empêche les hommes de se tenir ouverts pour ce qui est, en droit d’humanité, toujours à leur disposition ». Ce que l’histoire a apporté à l’humanité, c’est la prise de conscience que l’homme façonne son existence, et que l’histoire est le miroir faisant refléter les vertus et les vices de cet être existentiel. En tant que sujet et objet de l’histoire, l’homme use volontairement de sa mémoire pour forger sa pensée et sa destinée. En somme, l’histoire humaine « est dans l’instant et dans la succession une totalité, en mouvement vers un état privilégié qui donne le sens de l’ensemble », conclut Merleau-Ponty dans Humanisme et terreur.

L’histoire est une discipline particulière qui se distingue des sciences et des représentations abstraites, dans le sens où ce qui est énoncé n’est pas une fiction ni une anticipation. La narration historique fait découvrir la nécessité des évènements, qu’il n’aurait pas pu être autrement, malgré l’intervention de certains paramètres aléatoires. Or, tous les faits ne méritent pas d’être inscrits dans les manuels historiques : seuls une poignée de personnages emblématiques seront mémorisés par les générations futures. Mais, aussi tous les évènements n’ont pas la même importance aux yeux des gens. Seuls ceux qui l’ont marqué méritent l’attention de l’historien. En somme, ce qui arrive à l’homme, c’est la nécessité des évènements, et ce qui arrive par l’homme, c’est l’élaboration historique en tant que discipline. La mémoire a-t-elle autant de force que l’histoire ?

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