L’interdit est-il l’ennemi du désir ?

L’interdit est une prescription qui désigne ce qui est défendu, ce que l’on n’accorde pas, ce qui est imposé comme limite. Autrement dit, elle signifie la négation. Or le désir est une force qui nous pousse, qui nous tend vers quelque chose dont nous pensons souvent être en manque. A cet égard l’interdit est tout simplement l’opposé du désir. Cependant, si désirer c’est aussi se donner des attentes, et que le désir qui ne cesse de s’amplifier au fur et à mesure que l’on est privé de l’objet, l’interdit contribuera alors à le rendre plus vivace, pour enfin transgresser l’objet. L’on supposera volontiers que le désir était une force de la volonté de la vie qui ne veut que s’émanciper, et que dans l’interdit se cache un moyen de susciter le désir. L’essence de l’interdit est-elle de créer notre bien-être, ou de supprimer ce qui est l’origine de toute la volonté et de l’action humaine ? Pour répondre à ces questions, nous verrons en premier lieu que nous usons effectivement de l’interdit pour barrer le chemin au désir. Cependant, en seconde partie, nous verrons aussi que l’interdit peut être un compagnon de jeu du désir.

I. Nous usons de l’interdit pour l’opposer au désir

A. L’interdit est une répulsion, le désir une attraction

En effet, l’interdit est toujours accompagné d’une raison, notamment quelque chose de néfaste ou une situation pire une fois que cet objet se réalise. Ainsi, soit ce risque est intrinsèque à l’objet de l’interdit, soit il en est extrinsèque par la sanction de sa transgression. Par exemple, les interdits moraux qui suggèrent l’autonomie, le fait de se maitriser, sont reconnus par les risques intrinsèques de son objet, alors que les interdits légaux sont en plus, ou simplement, reconnus par les sanctions qui les sous-tendent. Or, le désir est une force qui est tendue vers son objet, elle est une mobilisation du sujet à saisir une représentation de son objet. Prenons la définition donnée par Paul Ricœur Philosophie de la volonté : « Le désir est cette espèce d’esprit d’entreprise qui monte du corps au vouloir, et qui fait que le vouloir serait faiblement efficace s’il n’était aiguillonné d’abord par la pointe du désir ». Il n’y a pourtant pas de jugement universel pour englober le désir comme un bien ou un mal en soi. Seules les conséquences des désirs réalisés peuvent affecter l’agent ou son entourage selon des degrés quantitatifs et qualitatifs. Par la peur du risque, l’interdit repousse ce mouvement du désir vers son objet, et le refoule en notre intériorité.

B. L’interdit canalise le désir selon le degré de liberté

L’interdit, c’est aussi cette force qui restreint et encadre notre désir. Les interdits soulignent les frontières de notre liberté, de sorte qu’être libre c’est seulement pouvoir faire ce qui est permis. Or, le désir est la volonté de s’émanciper, il réclame le droit de se manifester tantôt par l’accord de la raison, tantôt par la force ardente. Quelle entité serait alors en mesure de déclarer les limites de liberté pour le désir ? Si les interdits édictés par la conscience et la société prévalent pour dire non aux pulsions corporelles ainsi que les actes indignes, c’est pour mettre en valeur l’humanité qui est en chacun de nous. Dès lors, on l’enchaine par des tabous, on refroidit son ardeur par des préceptes mesurés par la raison. Et on nous dit que le sage est celui qui sait contrôler ses désirs. Nous comprendrons mieux avec cette description de Bossuet, tiré de la concupiscence, pourquoi la continence est une bien meilleure chose. En effet, le désir est « un attachement à la fragile et trompeuse beauté des corps, et un amour déréglé des plaisirs des sens, qui corrompt également les deux sexes ». Ainsi, l’interdit conditionne même notre degré de liberté, tandis que le désir voudrait toujours repousser plus loin cette limite.

On a ainsi vu pourquoi l’homme oppose l’interdit au désir, selon un acte de volonté, afin de faire valoir la dignité et la liberté convenable à tout homme. Cependant, peut-on vraiment se débarrasser de la force du désir ?

II. L’interdit et le désir sont des expressions de la vie

A. L’interdit et le désir forment une dialectique

Bien que l’interdit ne provienne pas de soi-même, mais de l’extérieur, qui donne une uniformisation de ce qui est bien ou mal, je suis en dernière instance pour accepter l’interdit comme étant digne de respect. Ainsi, l’interdit vit en moi au même titre que le désir. Parallèlement, ce n’est pas moi qui ai créé le désir, et les choses extérieures ne sont jamais neutres en ceci qu’elles présentent toutes les caractéristiques pour la rendre désirable à mes yeux. Certes, j’ai inculqué préalablement des notions afin de juger ce qu’est le Beau, car beauté et désir sont intimement mêlés. A présent, la question se pose : y aurait-il encore de désir si l’interdit n’était pas ? En effet, nous priver de l’objet du désir ne fait qu’augmenter son anticipation. Dans son attente, on embellit de plus en plus l’objet de fantasmes. En fait, on veut parfois même, volontairement ou inconsciemment, faire durer l’attente dans le plaisir d’imaginer la possession de l’objet, ou dans la conviction que le plaisir de la consommer sera plus grand. Jean Paul Sartre a brillamment traduit cette situation dans son ouvrage, L’Être et le Néant, à travers une scène romantique dans un premier rendez-vous : « Abandonner cette main, c’est consentir de soi-même au flirt, c’est s’engager. La retirer, c’est rompre cette harmonie trouble et instable qui fait le charme de l’heure. Il s’agit de reculer le plus loin possible l’instant de la décision ». Pour certains, l’interdit même peut être l’objet du désir, en ce sens où on peut le représenter comme étant une action fort louable et vertueuse, et qui rendrait un homme en quelque sorte supérieur.

B. L’interdit est une affirmation de la vie comme le désir

En effet si la vie est émancipation, cela n’exclut pas que sa mesure est aussi la manifestation de la vie. Le désir en tant que force est vu par Nietzsche comme l’expression de la volonté de puissance, « c’est-à-dire l’appétit insatiable de manifester la puissance ». Il s’agit de la force créatrice qui cherche toujours à croitre, à dépasser les formes antérieures. Condamner le désir serait donc pour lui condamner la vie. Pourtant, les organismes vivants manifestent aussi l’instinct qui semble avoir pour but la préservation de la vie. Mais encore, la conscience a permis chez l’homme de développer ce que l’on appelle la volonté, ce que Nietzsche complètera aisément avec le concept de vie : « La vie est essentiellement l’effort vers plus de puissance ; sa réalité la plus profonde, la plus intime, c’est ce vouloir ». Ainsi, la volonté est aussi l’expression suprême de la vie quand elle produit l’autonomie, la faculté de se diriger soi-même. Le désir en fait peut être aussi vu comme condamnation de la vie quand nous y sommes soumis en mode pilote automatique. En effet, la vie ne serait plus dès lors qu’une manifestation active. En outre, manifester la volonté d’être capable de se maitriser soi-même est une façon pour l’homme d’honorer, de remercier, et de faire perdurer la vie.

Nous sommes partis de cette interrogation étonnante sur la nature de l’interdit en tant que force opposée au désir, ce qui aboutit à la question selon laquelle tous les deux visent à perdurer la vie. Nous avons cependant pu y frayer une piste de réflexion qui met en avant l’idée de volonté. Ainsi, la notion d’interdit suppose des confrontations, sous l’idée de répulsion et de limitation, envers le désir, en tant qu’attraction et volition. Cependant, nous avons pu aussi remarquer que l’interdit , en tant que son auxiliaire, peut conditionner le désir dans son attente, toujours alimenté par l’imagination débordante, en jouant le jeu du « se faire désirer ». Mais plus fondamentalement, on a en fait pu considérer l’interdit sous l’angle de la maitrise de soi, une façon des plus humaines à manifester la vie. En définitive, s’interdire du désir ne signifie pas nuire à la vie, mais au contraire fait d’elle une existence riche et pleinement contrôlée.

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