Peut-on être soi-même devant les autres ?

Le fait d’être jeté dans le monde, en présence des êtres qui me sont semblables du point de vue du corps, ramène ma conscience à tenir compte des conditions par lesquelles je pourrais vivre dans une société. D’une part, il y a le monde, une étendue qui peut être appréhendée à travers la temporalité, et d’autre part autrui, celui qui se présente à moi tel un autre moi : ces deux réalités s’imposent immédiatement à ma conscience. Quant au Je, c’est-à-dire le moi qui prend conscience de ma pensée, il serait compliqué de déduire immédiatement mon existence et ma conscience à travers les choses que je perçois. Kant traite cette question avec une certaine innocence, en mentionnant dans l’Anthropologie du point de vue pragmatique : « Le fait que l’homme puisse avoir le Je dans sa représentation, l’élève infiniment au-dessus de tous les autres êtres vivat sur la terre ». Mais lorsqu’on est confronté à la présence d’autrui, étant donné qu’autrui est une autre conscience de soi, autrui impose sa perception de ma personne, ce qui peut contrarier mon identité telle que je la définis. La problématique s’ouvre vers un terrain plus pragmatique, notamment pour savoir : ma personnalité dépend-elle de la conscience qu’autrui pose sur le monde et sur moi-même ? Pour étayer la profondeur de ce questionnement, nous verrons dans un premier temps quels sont les éléments qui déterminent ma personne. Nous continuerons par les approches qu’autrui exerce sur ma personne, à travers sa conscience, sa perception et ses propres valeurs. A la fin, nous établirons un bref aperçu des ambiguïtés rencontrées dans la vie en société, suite à la confrontation du regard d’autrui avec mon moi profond.

I. La conscience de soi est intrinsèquement liée au concept de personne

L’écart entre l’existence objective du corps et la conscience de soi émanant de sa propre subjectivité montre toute la difficulté pour comprendre la notion de personne. Pour l’essentiel, elle se rattache à une intériorité que le moi peut expérimenter en dehors de sa corporéité, ce qui lui fait dire qu’il existe en tant que personne. Hegel évoque le concept de personnalité dans son ouvrage Principe de la philosophie du droit en ces termes : « La personnalité commence seulement lorsque le sujet a conscience de soi, non comme d’un moi simplement concret et déterminé d’une manière quelconque, mais comme d’un moi purement abstrait ». Sans vouloir insister sur ce côté abstrait de la personnalité, bien que ce soit une prémisse pour son étape la plus concrète, nous dirons que le moi en tant qu’individu libre et conscient se manifeste sur le plan psychologique et juridique. En premier lieu, la conscience de soi se dévoile concrètement lorsqu’il est conscient d’être un sujet moral et assume ce statut. Selon Durkheim, une personne est loin d’être un sujet sous sa forme solipsiste, car « c’est, en outre et surtout, un être auquel est attribuée une autonomie relative par rapport au milieu avec lequel il est le plus immédiatement en contact ». Ce passage extrait de l’ouvrage Les formes élémentaires de la vie religieuse signifie que la liberté dans les actions et dans la pensée, c’est ce qui détermine une personne. L’existence qui découle de la simple conscience ne suffit pas, dans ce cas précis, pour qu’un sujet pensant se désigne en tant que personne. Réciproquement, un individu qui déploie toute sa liberté selon diverses manières, sans qu’il ait effectué une rétrospection pour se saisir en tant que moi abstrait, ne peut pas être véritablement une personne. Rappelons qu’il s’agit ici de déterminer le moi, une démarche qui commence par la formule fondamentale de Descartes, cité dans les Méditations métaphysiques : « Je suis, j’existe est nécessairement vraie, toutes les fois que je la prononce ou que je la conçois en mon esprit ».

C’est ma personne qui fait que je suis véritablement moi, et cette personnalité se dévoile à la fois par la conscience et par l’expérience de la liberté. Qu’en est-il d’autrui, pour que je puisse affirmer qu’il existe et que sa relation au monde me concerne également ?

II. Je ne suis pas étranger à autrui et réciproquement

S’il m’est permis de parler d’autrui, je dispose de deux approches possibles : soit je procède par analogie en transposant ma conscience intérieure pour comprendre son intériorité, soit en le posant en tant que réalité objective qui s’offre à moi. En choisissant cette deuxième méthode, elle n’aboutit qu’à des ambiguïtés et n’a rien d’apparent à ce que font les biologistes, car autrui ne peut se soumettre en tant que simple corps et objet inerte. Et d’après les réflexions de Merleau-Ponty dans la Phénoménologie de la perception,« autrui serait devant moi un en-soi et cependant il existerait pour soi, il exigerait de moi pour être perçu une opération contradictoire, puisque je devrais à la fois le distinguer de moi-même, donc le situer dans le monde des objets ». Ainsi, il existe toujours une interaction entre moi et autrui dans le sens où je suis moi-même placé dans le monde au même titre que lui. Dans ce cas, je considère inévitablement autrui comme un être qui fait partie du monde et qui interagit avec ce dernier, comme le montre le langage qui réunit deux consciences et le monde. « Il faut être deux _ ou du moins hélas ! il faut avoir été deux _ pour comprendre un ciel bleu, pour nommer une aurore ! », disait Bachelard dans la Préface à Je et Tu de Martin Buber. Quelle est alors la nature de cette relation entre ma conscience, la conscience d’autrui et l’existence dans le monde ? Non seulement autrui se dresse comme un miroir à travers lequel je m’aperçois, mais il donne aussi sa conception du monde qu’il essaiera d’universaliser et d’ériger en tant que référence. « Les autres me sont alors plutôt ceux dont je ne me distingue pas, et parmi lesquels je suis. Notre Dasein se dissout dans le mode d’être des hommes. C’est la dictature du On ». C’est ainsi que Heidegger, dans Être et temps, conçoit la place du Je devant autrui et le monde.

Maintenant qu’il a été exposé, d’une part les déterminants de la personnalité du Je, et d’autre part mon rapport à autrui dans le monde, il sera désormais plus aisé de répondre à la question de savoir si les autres auraient le pouvoir d’influencer ma personnalité.

III. La conscience et la perception d’autrui ne changent pas ma personne

Il a été précédemment évoqué que ma personne, tel que la conscience du moi et la liberté que j’assume dans ce monde me permet de voir, dépend de moi et uniquement de moi. Mais aussi, la perception ainsi que la conscience d’autrui ne sont pas quelque chose de neutre à mes yeux, ce qui a fait dire à Marx dans la Contribution à la critique de l’économie politique que « Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur être, c’est inversement leur être social qui détermine leur conscience ». L’être social dont il est question ici concerne le côtoiement de l’individu au sein de la société, ce qu’autrui renvoie en tant qu’image du monde et de moi-même, c’est-à-dire ce dont j’ai conscience. Si je change quelques modalités de mon corps ou de ma vie en société, c’est en l’occurrence mon rapport avec autrui qui me l’impose de manière indirecte, et Schopenhauer l’exprime clairement dans Aphorismes sur la sagesse dans la vie : « Attacher beaucoup trop de valeur à l’opinion est une superstition universellement répandue ; qu’elle ait ses racines dans notre nature même, ou qu’elle ait suivi la naissance des sociétés et de la civilisation, il est certain qu’elle exerce en tout cas sur notre conduite une influence démesurée et hostile à notre bonheur ». Donc, afin de déterminer si mon être et mon existence ont été modifiés à travers la conscience d’autrui ou ma propre perception de moi-même, il n’en est rien. Certes, ma conscience et ma personne sont inséparables, mais la manière selon laquelle je me place dans le monde et devant autrui ne change pas ma manière de dire « je suis ». « « Je suis » est antérieur à tout sens ; mais sans ce « je suis », il n’y a pas de sens du tout », disait Éric Weil dans Logique de la philosophie.

L’analyse de la conscience de soi, en tant que face à face du moi avec son intériorité, dévoile comment se forme le concept de personne. Mais lorsque je tiens compte de l’existence d’autrui, je dirais au préalable qu’il est placé dans le monde et que sa relation avec moi se manifeste par les différentes conventions sociales. Etan tant que personne, j’ai conscience que c’est autrui qui est en face de moi, et j’ai conscience que les facticités appartenant à ce monde et à la société ne sont pas rattachées à ma personne. En un mot, l’existence ou la non-existence du monde me sont extérieures, au même titre que celle d’autrui ne conditionne pas ma conscience de soi : et pourtant, le monde et autrui s’offrent à moi en tant qu’objet de ma conscience. Une pensée solipsiste, si elle a été concrétisée dans le vécu, n’aurait jamais abouti à une considération d’autrui, et réduirait même à néant l’hypothèse d’une intersubjectivité. Par contre, la rencontre avec autrui peut être considérée comme accidentelle, puisqu’elle ne résout pas la problématique de la rencontre avec soi. Peut-on être soi-même si autrui n’était pas ?

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