Pour vivre en société, faut-il ne plus penser à soi ?

La société est un groupe d’individus organisé par des règles conventionnelles en vue d’un vivre ensemble harmonieux. Elle suggère donc le sacrifice de la liberté individuelle au profit de l’intérêt général.  Mais pour autant, pour y vivre faut-il ne plus penser à soi-même ? Si c’est le cas, il importe de remettre en question le fondement même de l’intérêt général, et du coup de la place de la liberté individuelle. Par conséquent, et si s’occuper de notre intérêt personnel se confond à l’intérêt du bien-être général ? En profondeur, penser à soi-même devrait alors avoir la même portée que penser à autrui, puisque penser à autrui c’est rendre meilleure la société toute entière. Car pourrait-on vivre en toute sérénité dans une société où on se sent mal à l’aise ? Pour décortiquer et résoudre le fond du problème, on va d’abord examiner en quoi l’égocentrisme est asocial. Mais par la suite, on considèrera aussi le fait que penser à soi-même n’est pas un mal en soi.

I. La vie en société est primordiale à tout individu

A. La société réalise la condition de l’individu

Il est nécessaire de rappeler pourquoi l’homme a voulu vivre en société et non pas autrement. Nous ne parlerons pas encore ici de l’État et la législation, ce qui est une institution trop vaste pour comprendre aisément l’insertion de l’individu dans une communauté. En effet, pour parler de société, il faut faire intervenir au moins deux personnes qui vivent avec un consentement mutuel pour partager des avantages communs. Si la famille est la forme nucléaire de la société, elle n’est pas pour autant exempte de règles, ne serait-ce que tacites. En effet, une société n’est pas un fait, elle n’est pas une nécessité à laquelle l’individu ne fait qu’adhérer, car c’est toujours par la volonté de l’individu que la société a pu exister, du fait de son consentement. On peut toujours parler d’éclatement de la société, ce qui peut se présenter sous diverses manières, mais qui tend par la suite à la création d’une nouvelle communauté. Ne pas penser aux autres entraine en effet l’éclatement de la société, et un tel phénomène est suivi d’une remise en question profonde. Comme disait Aristote dans La Politique : « Quiconque est incapable de vivre dans la société des hommes ou n’éprouve nullement le besoin est une bête ou un Dieu ».

B. L’individu a un rôle dans une société

Quelle que soit la société à laquelle appartient un individu, force est de constater qu’il est membre à part entière de ce corps. Et quand on parle de corps, qui est cette fois-ci apparenté à la société, il y a des organes qui sont assignés à chaque fonction. L’individu agit donc en tant qu’organe fonctionnel de ce corps. Ainsi, il ne pense pas à ce qui ferait plaisir à cette partie, c’est-à-dire lui-même, ni à aucune autre partie de ce tout, mais avant tout au bon fonctionnement de ce corps. S’il échoue dans cette mission, alors il sera ôté de ce tout, puisqu’il est un élément neutre de la société. Par conséquent, vivre en société c’est permettre à tout un chacun de fonctionner selon leur attribution, étant donné qui la société en elle-même est une entité abstraite. Mais une fois que cet organe est ôté, il ne peut plus exercer sa fonction qu’à l’intérieur d’un système où il est naturellement imputé. L’individu ne peut donc pas vivre en dehors de la société, autrement il ne sert à rien, et il ne peut servir à lui-même. Kant a illustré cette nature de l’homme dans le document intitulé Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolite selon ces termes : « L’homme a un penchant à s’associer, car dans un tel état, il se sent plus qu’homme par le développement de ses dispositions naturelles ».

Considérer la place et la fonction de chacun serait donc une nécessité pour l’harmonie sociale, d’autant plus que c’est la base même du respect, une qualité de l’homme digne de vivre en société. Une fois que l’individu est intégré dans la société, ne pourrait-on pas dire qu’il a d’ailleurs déjà pensé à lui-même ?

II. La société ne veut que le bien de ses membres

A. L’individu s’accomplit par l’intégration complète en société

En premier lieu, attacher trop d’importance à sa fonction sociale n’est pas toujours positif pour la vie privée de l’individu. Soulignons que la priorisation dont il est question ici, c’est de négliger ou même d’annihiler toute autre activité humaine, sauf le dévouement à la société. En effet, l’homme est, rappelons-le, un être biologique, spirituel, psychologique, intellectuel, social, culturel, et tous ces attributs convergent pour notre équilibre intérieur. Schopenhauer, dans Aphorismes sur la sagesse dans la vie, nous instruit à ce sujet : « Il sera donc très utile pour notre bonheur, de connaitre à temps ce fait si simple que chacun vit d’abord et effectivement dans sa propre peau et non dans l’opinion des autres ». Nous pouvons aisément constater les déséquilibres liés à la faible estime de soi dans l’idée de ne pas être à la hauteur des attentes d’autrui. La tendance à la dépression et à la démoralisation qui affectent notre productivité, nos faiblesses aux addictions qui inhibent notre conscience sociale, les ruminations de notre culpabilité et les impulsions de nos frustrations qui nous incitent à nous isoler. À l’égard de ces épreuves déstabilisantes, la meilleure solution  qui s’offre à nous c’est de nous proposer une thérapie personnelle de retour à soi. En effet, si ces phénomènes sont devenus fréquents, c’est parce qu’il n’y a pas assez de cohérence entre les membres de la société, ce qui affecte malheureusement l’individu.

B. Ne plus penser à soi c’est nuire à la société

En fait, penser à soi-même ce n’est pas seulement revenir à l’équilibre de soi pour le bien être de la société, c’est recréer ce moi original, qui n’a de fin que son épanouissement, et l’harmonie même au sein d’une société n’en est que le résultat immédiat. Car la société est avant tout une sphère riche en perspectives et en liberté. Tout d’abord, penser à soi c’est exploiter tout ce que la société nous permet de faire, ce qui contribue à notre développement personnel. L’art, par exemple, est non seulement un excellent véhicule de notre intériorité, mais aussi encouragé par la société pour pouvoir liquider notre frustration. Comme le dit Nietzsche dans La volonté de puissance : « L’art est par essence affirmation, bénédiction, divination de l’existence ». En conséquence, retrouver la créativité signifie dire non à la fermeture d’esprit et stimuler le développement personnel de notre être dans l’élargissement de notre perspective,  grâce au fait de se cultiver. L’art et la culture sont alors les moyens directement déployés par la société pour que l’individu puisse se réaliser. La société, à cet égard, va ressentir cette énergie et elle-même redécouvrira sa vitalité.

Penser à soi-même, est-ce être égoïste ou y a-t-il encore une part en nous qui considère autrui ? Tel est la direction prise par notre réflexion pour résoudre ce rapport tendu entre soi et autrui. D’abord, « Ne » penser « qu’ »à soi-même semble être une voie destructrice, car c’est le vœu de satisfaire nos intérêts personnels au détriment des autres. Ainsi, il nous faut  revenir à la source même de notre nature sociale pour comprendre l’importance de notre place dans la société.  Cependant, « penser à soi-même » n’est pas égoïste, c’est une considération de notre bien-être et ce qui est donc, de l’intérêt de la société, car cette dernière ne peut être pérenne avec des individus déséquilibrés. Mais plus fondamentalement encore, penser à soi-même en tant que se développer personnellement ne peut que contribuer à la vitalité de la société même. On peut donc dire en définitive que penser à soi-même est une priorité pour l’humanité en nous comme dans l’autre.

 

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