Pouvons-nous dissocier le réel de nos interprétations ?
Dans le cadre de l’épistémologie qui est la branche interrogeant la formation des connaissances scientifiques et non scientifiques, la saisie des réalités telles qu’elles sont véritablement est l’élément clé pour pouvoir donner sens. Le système par lequel l’épistémologie légitime sa démarche montre clairement qu’il existe une logique inhérente à chaque réalité, une logique qui peut être parfois confuse à la raison au premier abord. Certes, la complexité du réel échappe parfois à la raison, mais cette difficulté est désormais résorbée par l’adoption de l’interprétation en philosophie. Ainsi, Paul Valéry met en garde le penchant de certains philosophes, et même les plus éminents d’entre eux, à tomber facilement dans le dogmatisme, tel qu’il l’écrit dans ses Œuvres : « Craignez celui qui veut avoir raison. Il imagine entre le vrai et sa personne une relation spécialement étroite et il prend la « raison » pour une épouse dont il est jaloux. Mais plus cette épouse est à quelqu’un, moins elle est raison ». Sans pour autant remettre en cause le pouvoir de la raison à bâtir des concepts sur la base des principes universels, il faudrait toutefois savoir poser la partie irrationnelle de la raison, ou alors tapissée dans le réel lui-même. L’interprétation, qui est la recherche du sens de ce qui est supposé irrationnel, est-elle une concurrente directe de la raison, afin de prétendre occuper une place privilégiée auprès du réel ? Nous allons traiter la question de long en large en commençant par exposer la position controversée du réel devant la philosophie. Nos continueront par argumenter sur la particularité de la méthode interprétative, afin de déduire à la fin que le réel ne peut avoir de sens que par l’interprétation.
I. Le réel n’est pas forcément le rationnel en soi
Pour bien cadrer notre analyse du réel, revenons dans ce que nous a appris l’histoire de la philosophie depuis que les penseurs de l’Antiquité s’intéressaient pour la première fois à la notion d’Être. C’est dans cette direction que nous pouvons établir une distinction entre ce qui est et ce qui n’est pas, c’est-à-dire entre les réalités puisant son essence dans son être même, et celles qui ne méritent pas cette détermination. Parménide disait dans les fragments de ses œuvres : « De toute nécessité, il faut dire et penser que l’Être est, puisqu’il est l’Être. Le Non-être n’est rien. Écarte ta pensée de cette voie de recherche ». Cet enseignement va diriger les recherches philosophiques, jusque même dans l’élaboration de la démarche intellectuelle propre aux sciences. Si le discours des philosophes est très profond et abstrait pour qu’ils puissent prétendre à la maîtrise de leur domaine, il suffit que les sciences humaines surgissent pour pointer du doigt les failles inhérentes à ce système. « C’est plutôt en les ressaisissant sur leur versant extérieur, en les laissant en leur opacité, en accueillant comme choses les mécanismes et les fonctionnements qu’elles isolent, en interrogeant ceux-ci non pas en ce qu’ils sont, mais en ce qu’ils cessent d’être quand s’ouvre l’espace de la représentation ». Voilà ce que les sciences humaines ont de singulier par rapport à la philosophie, et comme le mentionne Foucault dans Les mots et les choses, le réel qui est l’homme renferme bien des énigmes infranchissables par les sciences expérimentales. Et ce blocage ne relève pas d’une faille de la raison, au contraire, car cette dernière excelle bien dans son domaine : il s’agit tout simplement d’un constat d’une différence. Spinoza, dans son Traité des autorités théologiques et politiques, écrit : « Ce que la raison proclame mauvais n’est pas mauvais relativement à l’ordonnance et aux lois de la nature entière, mais relativement aux lois de notre seule nature ».
Certes, les philosophes rationalistes ont choisi d’écarter ses disciples des voies qui mènent à l’errance de la pensée. Mais la philosophie pourrait-elle encore se faire valoir comme vérité et liberté si elle esquive l’irréductible ?
II. L’interprétation dépasse les limites de la connaissance objective
C’est la psychanalyse qui a, pour la première fois, utilisé l’interprétation afin de donner à l’irrationnel la chance de s’exprimer. Adoptée par la suite par diverses branches de la philosophie contemporaine, l’interprétation a gagné du terrain pour se prévaloir en tant que méthode par excellence dans les sciences humaines. Les réflexions de Rorty sur le relativisme culturel dans Science et solidarité, invitent les philosophes à adopter « une théorie de la connaissance accordant ainsi une place à une catégorie de justification, non pas sociale mais naturelle, issue de la nature elle-même et que rendraient possible les liens existants entre cette partie de la nature et le reste de la nature ». L’interprétation n’est pas encastrée dans une moule préconçue, il n’y a pas de formule universelle qui guidera préalablement cette démarche. En empruntant ce passage tiré de l’ouvrage La connaissance de la vie de Canguilhem, nous pouvons constater que le sens découlant de l’interprétation ne s’éloigne pas de celui de la connaissance véritable, c’est-à-dire épurée de tout préjugé scientifique. Il dit : « La connaissance consiste concrètement dans la recherche de la sécurité par réduction des obstacles, dans la construction des théories d’assimilation ». Pourquoi ? Parce que le réel lui-même ne sera plus jamais modelé à la façon de la pensée objective, dont les critères de jugement sont explicitement la ressemblance et l’analogie. En effet, l’interprétation détient une place primordiale dans les courants de pensée contemporains, afin de résorber aux conflits interminables entre le rationnel et l’irrationnel. Mais Nietzsche l’a compris bien avant cela, en avançant cette description dans La volonté de puissance : « La connaissance interprète, elle introduit un sens, elle n’explique pas ».
Pour répondre à la question qui suppose la primauté entre le réel et la méthode interprétative, il faudrait tenir compte de la nécessité de recourir à une interprétation, à la fois à cause de la nature du réel et celle de la pensée.
III. Il n’y pas d’interprétation qui découle de la pensée pure
Qu’il s’agisse du rationnel ou de l’irrationnel, ces dénominations peuvent toujours varier en fonction du système dans lequel on observe le réel, ou pourquoi pas, en l’absence du système. Et puisque le réel ne pense pas, mais c’est le sujet qui exerce la pensée, la conception du réel est toujours et déjà ancrée dans la philosophie et ne peut se faire autrement. Pour marquer cet espace entre le réel et la pensée, nous pouvons nous référer à ce que disait Kierkegaard dans Post-scriptum aux miettes philosophiques : « L’existence sépare les choses et les tient distinctes ; le système les coordonne en un tout fermé ». Peut-on alors considérer l’interprétation comme un système ? Nous répondrons par la négative, car le système pose a priori ce que doit être le réel et comment il sera compris universellement. Mais l’interprétation laisse l’objet s’exprimer dans sa particularité, pour en déduire par la suite sa logique singulière, c’est-à-dire en dévoilant ce qui est vrai dans la subjectivité. En effet, la souplesse de la subjectivité permet de saisir la réalité en tant qu’existence, et c’est ce qui a fait dire à Schopenhauer dans Le monde comme volonté et comme représentation : « Le sujet est, par suite, le substratum du monde, la condition invariable, toujours sous-entendue de tout phénomène et de tout objet ; car tout ce qui existe, existe seulement pour le sujet ». Les implications directes de ce passage se présentent à travers deux volets : premièrement, le réel n’est en soi ni rationnel ni irrationnel, ces catégorisations proviennent de l’application d’un système bien précis. Deuxièmement, seule l’interprétation permet de balayer les jugements a priori de la pensée pure, et le réel ne peut non plus posséder une existence qui transcende les possibilités d’interprétation. Cette citation de Leibniz issue De l’origine radicale des choses retrace la même ligne d’idée qui condamne la réduction à néant de ce qui est inexplicable : « L’être l’emporte sur le non-être. Il y a une raison pour que quelque chose existe plutôt que rien ».
Les sentiers battus de la métaphysique qui prônent un ordre universel du monde, hérités par la suite par les fondateurs de la science moderne, ont été détrônés par la découverte selon laquelle la réalité humaine comporte de l’irrationnel. Autrement dit, il existe une certaine contradiction à l’intérieur du réel que ni la philosophie, ni les sciences expérimentales n’ont pu surmonter, mais cette contradiction n’est que superficielle. La philosophie sollicitera désormais la science à tenir compte de l’interprétation, et à y voir de près, il y a toujours et déjà une part d’interprétation dans les sciences, bien que cela ne soit pas trop manifeste. Selon la liberté du sujet, le réel peut tout à fait se représenter dans un rationalisme dogmatique, mais cette méthode est une simple juxtaposition de la nature de la pensée sur son objet. A part l’interprétation, il n’y a pas meilleur moyen de signifier le réel, car ce dernier possède nécessairement un sens. La signification en tant que sens inculqué à travers l’interprétation laisse entrevoir un léger penchant vers les types de jugement couramment appliqués par le commun des mortels. L’interprétation annonce-t-elle la fin de l’hégémonie de la science ?