Un homme libre est-il un homme sans devoir ?

L’homme est cet animal social qui organise la vie commune avec ses semblables selon des règles de conduite légales et morales. Ces règles désignent la relation entre droit et devoir, tranchant ce qui est permis, ce qui est interdit et ce qui doit être fait. Concernant le devoir, il a un sens assez ambigu dans la représentation commune. Tantôt le devoir représente ce qui est obligatoire selon la loi ou les coutumes, tantôt, ce qui est moralement juste à faire. Mais une chose est sure, l’idée du devoir pèse. Elle est vue comme un fardeau que tout homme en société doit porter sous peine de sanction ou de marginalisation, c’est-à-dire l’ombre de la conscience collective qui nous rattrape toujours. En ce sens, on peut se demander si un homme libre est un homme sans devoir. En extrapolant le sujet, l’on pourrait supposer qu’un homme qui se laisse mouvoir au gré de ses désirs innombrables est également libre. Le devoir comme l’expression de notre volonté n’est-il pas alors le signe d’une liberté intérieure qui nous permet de nous maitriser ? Pour éclaircir l’enjeu de ces différentes interrogations, il nous faut d’abord voir en quoi le devoir en tant que rapport à autrui est une forme de soumission incontournable. Ensuite, nous allons aussi voir en quoi le devoir est la condition et l’expression de notre liberté.

I. Le devoir comme rapport à autrui est une contrainte

A. Le devoir comme entrave à la liberté

Par définition, l’idée du devoir en tant qu’elle est synonyme d’obligation va à l’encontre de la liberté. Un homme libre n’est-il pas un homme qui vit sa vie comme il le veut ? Or, quand le devoir s’impose, on abandonne nos moments de plaisir, nos désirs et nos rêves. Comme disait Hobbes dans le Léviathan, « un homme libre est celui qui, s’agissant des choses que sa force et son intelligence lui permettent d’accomplir, n’est pas empêché de faire celles qu’il a la volonté de faire ». On se met au service d’actions dont les fondements ne dépendent pas de nous, mais que l’éducation nous a conditionnés et que la crainte de la sanction parentale et sociale nous accompagne comme une seconde ombre. Mais encore plus pesant, quand l’idée d’être marginalisé pend à notre esprit à chaque manquement, que l’on ne sera pas traité comme pareil à nos semblables, que l’on ne sera plus reconnu comme un homme normal, tel un fou. Qui, même une fois dans sa vie, n’a pas rêvé de s’évader dans des endroits déserts de toute emprise d’autrui ? Qui n’a pas voulu retrouver cette âme d’adolescent rebelle, pirate, vagabond, naïf peut-être, mais libre aux quatre vents ?

B. En société, le devoir n’est pas un choix personnel

Soulignons que l’emprise de la société est si profonde qu’on ne songe même pas à remettre en question ses chaines. Le devoir semble dépasser notre seule volonté, car « quand notre conscience parle, c’est la société qui parle en nous » nous cite Durkheim. Il arrive des moments où nous sommes mues automatiquement par le sentiment du devoir, sans savoir exactement ce que nous faisons malgré notre inconfort et notre contrariété. On se dit souvent, sans véritablement interroger le fondement de nos obligations, que c’est juste la bonne chose à faire, que l’on ne suit que l’ordre de la nature ou de celui de Dieu. Ainsi, on parle de devoir moral quand on est mu par un sens qui semble nous transcender. Pourtant, avec un peu de recul on peut se demander de quelle morale parle-t-on quand celle-ci nous pousse à hiérarchiser inconsciemment les hommes en fonction des conditions naturelles ou historiques, voire même à les juger selon leur capacité ou leur position sociale ? Car oui, les revers des devoirs renferment toutes ces distinctions, et ce, en commençant par les appliquer sur soi-même.
On peut comprendre pourquoi le devoir semble liberticide, en tant qu’il est une imposition sociale, asservissant l’individu à se rouer dans son système. Toutefois, le statut même d’homme libre n’est-il pas tributaire des droits que l’homme profite du sens du devoir de tout un chacun ? Mais encore, pourquoi les devoirs seraient-ils prescrits s’ils ne dépendaient pas intérieurement de notre volonté et donc de notre liberté ?

II. Un homme libre est un homme de devoir

A. Le devoir est la contrepartie de la liberté

Dans une vie sociale, la liberté est garantie par le concept de droit, celui-ci est l’ensemble des règles de conduite qui définissent ce qui est permis et ce qui est interdit. En outre, il n’est pas rare qu’on l’invoque quotidiennement : « Il est de mon droit de faire ceci ou cela », « ceci est une atteinte à mon droit », etc. Toutefois, on peut remarquer que ces dispositions légales ne vont pas de soi sans les actes volontaires qui les rendent fonctionnelles. Des actes que l’on appelle les devoirs civiques. Fondamentalement, faire partie d’une société confère des avantages, mais la teneur de ceux-ci dépend de la participation active de ses membres dans le maintien et l’épanouissement de la société même. « La liberté politique d’un peuple consiste en ce que le peuple forme un État propre, ce qui vaut comme vouloir national universel étant décidé, soit par le peuple tout entier, soit par des hommes qui appartiennent à ce peuple et que ce peuple, puisque tout autre citoyen possède les mêmes droits qu’eux, peut reconnaitre comme siens », disait Hegel dans Propédeutique philosophique. Dans la perspective de la vie politique et de l’État de droit, notamment démocratique, chaque citoyen doit maintenir le sens de la responsabilité publique, c’est-à-dire qu’il doit avoir conscience de son impact sur la vie de l’État en général. Il doit se sentir comme un acteur plutôt qu’un dispositif mue par un système impersonnel. Le sens du devoir fait qu’une société est l’organisation des êtres autonomes et non d’automates, car sans celui-ci, l’État va devoir créer des lois de plus en plus restrictives afin de garantir l’ordre et la sécurité. Le devoir de voter est ainsi prescrit, puisque c’est la manifestation concrète de sa liberté. Il n’est cependant pas injustifié de se dire qu’on n’a aucune emprise sur les mouvements sociaux, qu’une goutte d’eau ne fera aucune vague dans l’immensité de l’océan. Toutefois, la vraie liberté n’est pas une affaire de domination du monde par un pouvoir absolu, mais plus modestement le règne de soi chez soi par l’autonomie.

B. Le devoir est l’expression de l’autonomie

Finalement qu’est-ce un homme libre, si ce n’est un homme autonome ? L’autonomie est la « propriété qu’a la volonté d’être à elle-même sa loi » nous dit Kant. C’est une phrase lourde de sens, dans la mesure où la volonté de poursuivre aveuglément ses désirs et appétits prouve l’incapacité de se contrôler, tandis que la volonté de se mettre soi-même des barrières est une mission plus noble. En effet, n’est-ce pas plutôt la force de nos sensibilités passionnelles qui nous contraint naturellement, plutôt que la volonté qui la maitrise avec mesure ? Mais encore, quand nous ne posons plus autrui comme un conseiller à la cour du royaume de notre conscience, mais comme un juge souverain, ne devons-nous pas reprendre notre pouvoir en agissant par la pure intention du devoir ? Le vrai devoir ne s’impose pas extérieurement, ni par les passions ni par l’attente du jugement des autres, mais intérieurement par la simple bonne volonté de faire d’un acte juste sa propre fin. Il y a bien un signe de liberté dans la prescription extérieure des devoirs civiques, il s’agit d’une prescription, car c’est moins une contrainte qu’un appel à notre volonté d’homme conscient et responsable.
Le rapport entre liberté et obligation aura posé beaucoup d’enjeux sur l’éclaircissement de ces deux notions. Il apparait tout d’abord qu’elles sont opposées, car l’un désigne la disposition à faire ce que l’on veut alors que l’autre, l’imposition de mesures qui ne dépendent pas de nous. Le devoir règne tacitement dans notre esprit, dans le sens où la conscience collective gère notre manière de penser. Toutefois, paradoxalement le devoir est ce qui garantit la pérennité de notre liberté, car il représente notre autonomie. Si personne n’a le sens du devoir, le droit ne peut se maintenir et les lois nous gouverneront comme des êtres inconscients. En fait, la liberté de l’homme libre est bien dans l’intimité de l’autonomie quand il s’oblige à faire ce qui est juste pour la justice et rien d’autre. C’est ce qu’est véritablement le devoir, un acte intérieur éclairé par la conscience et la responsabilité. En somme, obligation et liberté sont inséparables, car l’homme est cet être qui « se conduit ».

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