Une inégalité peut-elle être juste ?

Une question plutôt curieuse, car l’idée d’inégalité semble avoir toujours une connotation négative, notamment dans le contexte social. En effet, cette notion renvoie à la différence de condition, au déséquilibre des chances et au traitement différencié des individus, ce qui, dans son ensemble peut nous  faire penser sans hésiter à l’idée de discrimination injuste. Pourtant, la question semble être justifiée quand la notion de justice renvoie aussi à celle de l’équité. Cela se comprend par le fait de recevoir ce qui nous est convenable au vue de notre cas particulier. Ici, se pose alors une problématique particulière : comment le fait de traiter différemment les hommes peut-il être à la fois injuste et acceptable? Pour résoudre ce problème, nous allons voir dans une première partie comment l’inégalité peut faire office d’injustice ; cependant, dans une seconde partie, on va voir que la reconnaissance de la différence peut être de l’ordre d’une justice sociale que l’on appelle l’équité.

I. Inégalité et injustice

A. Une inégalité est injuste si elle est le produit d’une discrimination

À la première évidence, la plus grande injustice  est  le fait de rendre inégales les chances de chacun, surtout quand il s’agit de la chance de prouver une valeur.  Ceci renvoie plus exactement à l’idée de discrimination, qui est par définition, la faveur ou la lésion d’un individu par rapport à un critère qui n’a pas de pertinence objective sur ce qu’on attend de lui. Ainsi, la couleur de la peau d’un sportif n’a pas d’importance directe sur sa performance physique. Il n’y a pas de relation physiologique nécessaire entre la pigmentation de la peau et l’effort musculaire. Le fait donc d’entraver la participation d’un sportif à une compétition pour cette raison de couleur est discriminatoire. « Nous jouons souvent avec les représentations obscures et nous avons intérêt à effacer de notre imagination des objets que nous aimons ou que nous n’aimons pas », déplore Kant dans son Anthropologie du point de vue pragmatique. Toutefois, il est difficile, par le simple usage de la raison, d’établir de véritables démarcations radicales entre le jugement discriminatoire et la considération d’une inégalité de faits, vu que l’on ne peut pas entrer dans la tête de celui qui juge pour comprendre sa véritable intention. En effet, une personne peut considérer par exemple que les représentations raciales de la couleur de la peau d’une personne peuvent psychologiquement affecter sa motivation, et donc son effort physique. C’est pourquoi il faut établir des normes impartiales  à titre de guide. Et, c’est ainsi que l’on parlera de droit.

B. Il n’y a pas de justice sans égalité de droit

En fait, si le mot de justice est intimement lié à celui de droit, ce sera dans le sens de l’égalité selon des normes qui mettent les esprits en accord. Tout d’abord, si l’inégalité suggère au fond la différence, alors elle est toujours et déjà effective parmi les hommes. Déjà, un être humain à sa naissance est toujours placé dans une circonstance particulière auquel il n’a pas originairement d’emprise. Cette circonstance est la rencontre de ses conditions naturelles telles que son héritage génétique et ses conditions culturelles, ou encore son statut social et son milieu éducatif. Mais encore, son développement lui sera aussi une expérience inédite qui le rendra plus ou moins différent des autres. A cet égard, pour éviter tout jugement subjectif et discriminant, il faut chercher des faits  qui soient universellement partagés et dignes de l’existence humaine et les ériger en droit. C’est notamment le vœu de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme qui stipule  dans son premier article que : « tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignités et en droits ». En fait, l’enjeu de l’égalité de droit est sa puissance diplomatique à fraterniser les hommes, car considérer toutes les inégalités dans leurs détails souligne les différences et fait monter des murs, mais encore pire, cela tend  à produire des sentiments homophobes.

Considérer les inégalités semble donc aller à l’encontre de la justice, car elles peuvent être associées à la discrimination, et puisque nous sommes naturellement différents, il faut définir des normes qui assureront l’impartialité de nos jugements. Cependant, une société réglementée qui traite de la même manière ses membres aux traits de vie différents, est-ce juste ?

II. Justice et équité

A. Les différences de mérite sont justes

Si l’idée de justice se définit comme rendre à César ce qui est à César, c’est-à-dire considérer ce qui est dû à chacun selon des critères de différence, alors certains traitements disproportionnés d’une personne à l’autre sont socialement acceptables. Et c’est notamment l’ordre des mérites selon les efforts fournis. En effet, il semble irrationnel, par exemple, de rémunérer d’un même salaire  deux travailleurs  aux volumes horaires  considérablement  différents. Dans des termes très simples, Saint Thomas d’Aquin donne la définition suivante : « La justice distributive attribue à chacun une part du bien commun proportionnée à l’importance de chacun à l’intérieur de la communauté ». Mais plus fondamentalement, l’idée de concurrence est un facteur clé du développement, car les hommes sont mus par le besoin d’affirmation de soi et sont nourris par l’idée de dépassement. Une société qui ne reconnaît pas la différence d’évolution est une société qui tue le dynamisme de l’épanouissement de ses membres. Ce serait dans l’extrême une société d’automates mécanisés qui ne reconnaît pas la vie qui meut en chacun  de nous la volonté de se surpasser.

B. La vraie justice est la considération de la différence d’autrui

En effet, il n’y a pas de justice si on ramène les autres dans la représentation de notre propre réalité. La vraie discrimination, en fait, c’est de ne pas dire que l’autre n’est pas comme moi, mais au contraire nier notre différence. Définir l’autre selon mes standards c’est ne pas le respecter comme un être qui est original comme moi-même. Car l’homme n’est pas la représentation d’un ensemble différent d’un autre ensemble, chaque homme est une identité différente d’un autre, vu que fondamentalement, tout homme sait constamment se transcender. Et c’est ainsi qu’il est important de considérer l’équité libérale, une forme de justice qui respecte la différence et la liberté. Selon l’explication de Nietzsche dans Humain, trop humain, « Un développement de la justice est l’équité, naissant entre ceux qui ne contreviennent pas à l’égalité de la communauté ; elle reporte sur des cas où la loi ne prescrit rien ce respect plus subtil de l’équilibre qui regarde devant et derrière, et dont la maxime est « comme tu me feras, je te ferai » ». La véritable égalité des chances par exemple, c’est l’ajustement des bases de départ des plus défavorisés. Les désavantages économiques, notamment, peuvent être compensés par des assistances sociales. Toutefois, il ne s’agit ici que du respect de la dignité de base (accès à un logement, à la nourriture, à l’éducation, à la prétention professionnelle) car une intervention poussée de l’État tout le long de la progression de l’individu tuera son autonomie  à évoluer de lui-même.

Une inégalité peut-elle être juste ? Une question aux considérations multiples sur le sens de la justice ? car on est venu à se demander comment le fait de traiter les hommes différemment pouvait être à la fois injuste et acceptable. A première vue, on remarque que l’inégalité est injuste quand elle  manifeste la discrimination, en traitant des individus au potentiel égaux de manière déséquilibrée. Ainsi, l’idée de justice nécessite l’impartialité des droits pour établir une fois pour toutes ce qui est de la discrimination et de la considération des différences de fait. On note à cet égard la nécessité d’institutionnaliser des droits fondamentaux de l’homme. Cependant, quand on comprend le vœu de la justice en tant que rendre à chacun ce qui lui est dû, par l’ordre de mérite selon l’effort, on ne peut que considérer les différences de réalisation. Puisque chacun est unique, on a tous le potentiel de se développer autrement. De ce fait, la justice doit considérer la particularité pour être l’organisation équitable des inégalités. En définitive, l’inégalité existe de nature chez les hommes, et la justice rétablit institutionnellement cette défaillance à travers le droit.

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