Une parole peut-elle être sans objet ?

Selon un cadre d’analyse purement théorique, la relation entre le langage et son objet est non sans ambiguïté, dans le sens où l’usage au quotidien d’un langage met en évidence son objet pour délaisser inconsciemment la réalité du langage. Or, ce dernier est pourtant le véritable foyer où se forme le sens de la réalité qu’il désigne, bien que la portée de cette mission soit la plupart du temps méconnue, et que le rôle d’outil soit toujours considéré comme secondaire face à la prééminence de l’objet. Mais si nous tournons notre regard vers la profondeur du langage, nous découvrirons que celui-ci est un ensemble complexe de signes avec des significations propres à chaque domaine. Sachant que l’existence d’un langage peut alors faire abstraction de l’existence concrète de l’objet, l’interrogation qui s’impose à l’esprit consiste à introduire l’hypothèse, dans la pratique, d’une parole sans objet. Ce questionnement introduit le philosophe dans une analyse approfondie de son outil de travail, c’est-à-dire le langage lui-même, avec une certaine nuance lorsque Saussure a précisé que « la parole est un acte individuel de volonté et d’intelligence ». La parole est ainsi une le déploiement du langage dans sa forme la plus socialisée, c’est-à-dire qui fait interagir les individus entre eux, bien que la parole revêt toujours cette forme abstraite du langage. La parole peut-elle se suffire à elle-même compte tenu du cadre logique dans lequel elle tisse le sens de son discours ? La parole aura-t-elle un sens si elle se limite à représenter les constructions de la pensée, sans viser un objet précis ? Pour mener à bien la résolution de cette problématique, voyons tout d’abord le caractère purement rationnel de la parole, ce que cette dernière a hérité du système de langage. Mais la particularité de la parole réside plutôt dans sa fonction sociale, en tant que langue parlée et instrument pour véhiculer la représentation du monde pour une société. En somme, nous dirons que la parole peut avoir un sens bien qu’elle ne possède pas de référence, pourtant elle serait hors d’usage si elle ne veut rien dire.

I. La parole révèle l’activité et la structure propre à la pensée humaine

La parole prise dans son sens le plus profond, est tout simplement le langage exprimé par le corps et la volonté de l’Homme, tel qu’Aristote a pris la peine de préciser dans La Politique en disant : « La nature, en effet, selon nous, ne fait rien en vain ; et l’Homme, seul de tous les animaux, possède la parole ». Contrairement aux animaux qui peuvent certes émettre certains sons pour marquer les passions qui les affectent, l’Homme est capable d’articuler des phrases, sonorisés ou non, qui reflètent la logique de sa pensée. Par cette nature pensante, il construit différents systèmes de signes à travers une logique, que l’on pourrait communément rassembler sous la dénomination de langage. Ainsi, la parole revêt en elle-même des critères abstraites, tels qu’ils se manifestent à l’intérieur d’une phrase à travers les règles syntaxiques et sémantiques. « L’invention la plus noble, ce fut celle de la parole, consistant en des dénominations ou appellations et dans leur mise en relation, invention grâce laquelle les hommes enregistrent leurs pensées ».Hobbes traduit dans ce passage extrait du Léviathan le caractère commun à tout ce qu’on peut mentionner par le terme de langage, c’est-à-dire la liaison logique des signes, et pour la parole en particulier il s’agit de celle des signes grammaticaux. En somme, une parole puise toute sa force par ce pouvoir de signifier, car peu importe le contenu que l’on puisse insérer dans une phrase, il est manifeste qu’on l’appellera toujours une phrase, et ce, indépendamment de sa vérité ou de sa fausseté. « Comme l’algèbre fait entrer en compte des grandeurs dont on ne sait pas ce qu’elles sont, la parole différencie les significations dont chacune à part n’est pas connue ». On peut comprendre cette citation de Merleau-Ponty tiré du Signes, comme quoi la définition de ce qu’est une parole ne se réfère donc pas à la réalité ou à la vérité des choses qu’elle désigne.

En parlant ou en déployant un quelconque système codifié de signes, l’Homme vise explicitement le concept ou les idées formulées par sa pensée. Mais le rôle empirique de la parole n’est pas du tout en reste, ce qui risque, le cas échéant, d’occulter l’objet lui-même.

II. L’essentiel dans la parole se trouve dans sa mission de communication

La thèse selon laquelle la parole se réduit à un assemblage de signes, conformément aux règles grammaticales d’une langue et selon le caractère universel de la pensée rationnelle, échappe pourtant à sa vraie réalité. Quelle est la vraie finalité de l’invention de la langue, et plus précisément de l’émission de la parole, si ce n’est que pour désigner les choses ? Descartes a tenu à préciser le caractère conjoint entre le langage et la pensée, et par le fait qu’une pensée ne peut tourner à vide, supposer qu’une parole n’aurait pas d’objet est tout simplement absurde. Donc, toute pensée qui se déploie à travers le langage, et plus précisément la parole, conserve déjà un objet, ne serait-ce que la pensée qui devient objet d’elle-même. Et formuler une parole dont le contenu serait totalement vide ne se réduirait-il à un mécanisme vain selon un point de vue humain et social ? Puisque la parole ne se limite pas à proférer des sons audibles et compréhensibles, mais surtout pour communiquer sa propre pensée aux autres, ce qui suppose bien sûr une traduction de l’image d’une réalité en mots. « Une langue est un système de signes qui sont destinés à fournir à l’homme les moyens d’exprimer ses sensations, ses idées, ses sentiments et ses passions», disait Cournot dans son Essai sur les fondements des connaissances et sur les caractères de la critique philosophique. Tout compte fait, l’interaction humaine tissée à travers la parole prouve que l’objet en question, tel qu’il est véhiculé, ne peut être nié : non seulement les deux interlocuteurs reconnaissent l’existence d’autrui qui parle, mais aussi qu’ils sont englobés dans un même système qui est la langue. Ainsi, la communication n’a pas sa raison d’être que s’il y a vraiment un sens véhiculé, c’est-à-dire un objet qui fait valoir l’acte de communiquer, et la langue ne servant que d’instrument. La communication est ainsi une manière plus approfondie de déceler ce qu’est la parole, car « voilà ce que c’est premièrement que communiquer. On parle, on est compris ; ensuite peut-être on saura ce qu’on dit ». Donc, selon les dires d’Alain dans Vingt leçons sur les beaux-arts, tant qu’une parole est compréhensible, elle recèle toujours un objet.

Le principal substrat qui donne vie à la parole serait donc la pensée, ce qui fait que l’objet de la parole est toujours et déjà élaboré par la pensée, reste à savoir si l’objet en question est du domaine du concret ou de l’abstrait.

III. La parole aussi bien que son objet dépend de la pensée

Il apparait clairement à présent que la parole ne se résume pas à ordonner une continuité de mots selon les exigences de la grammaire, car un tel acte se réduirait à une pure activité de l’esprit s’il ne supportait pas un objet. Mais il faut parler de sens avant de parler d’objet, puisque dans le langage le sens prévaut à l’objet, c’est-à-dire que c’est par le sens qu’on peut dire qu’il y a pensée, et non par l’objet. Que se passerait-il alors si une parole n’a pas de sens ? Hegel emprunterait le terme d’ineffable dans Philosophie de l’esprit, « car en réalité l’ineffable c’est la pensée obscure, la pensée à l’état de fermentation, et qui ne devient claire que lorsqu’elle trouve le mot ». Ainsi, l’erreur n’est point imputable à l’objet, mais plutôt à la pensée. Pour bien situer la place de l’objet vis-à-vis de la parole, il faudrait d’emblée que la pensée saisisse et comprenne l’objet pour pouvoir le traduire en parole. La condition pour que celle-ci puisse avoir un objet est donc la pensée, ce qui signifie qu’une parole sans objet n’est rien qu’une parole insensée. Sachant que « la pensée est la proposition ayant un sens »d’après Wittgenstein dans le Tractatus Logico-Philosophicus, la proposition désignant ici la liaison des termes dans une phrase, une parole insensée renvoie alors à la vacuité de la phrase. Une telle situation est chose courante dans l’usage de la parole, mais cela n’altère point cette dernière dans sa définition, sauf qu’elle a tout simplement manqué à sa mission. Cependant, l’expression de la parole pourrait également renfermer une multitude de sens, selon la capacité à interpréter une langue donnée, et ce, avec une référence d’objets presque infinie. Le philosophe contemporain Quine en a fait l’expérience lors des résultats d’un terrain anthropologique en compagnie d’un indigène qui pratique sa langue natale pour que l’étranger l’apprenne. Il en découle la thèse de l’impossibilité de la traduction radicale, ce qui renvoie à l’indétermination de l’objet, mais avec la possibilité toujours renouvelée d’utiliser la parole selon l’interprétation de la pensée.

En guise de conclusion, la parole est un acte individuel de communication, faisant intervenir l’universalité de la logique du langage, mais aussi le rôle de véhiculer des idées entre les membres d’une société. L’objet est toujours et déjà à l’intérieur d’un langage, et de même intrinsèquement lié à la parole : cette dernière ne peut pas être une pure construction abstraite, et ne pas véhiculer une quelconque idée qui émane de la pensée. Ainsi, l’absence de référence n’annihile point le sens d’une parole, c’est-à-dire que l’objet peut être occulté dans une parole, mais elle est toujours présente, et cette situation étrangle provisoirement la mission de la parole. Si une parole n’avait pas d’objet, ce serait pour un moment où la pensée n’est parvenue à s’exprimer clairement, au point de voiler l’objet proprement dit. La relation entre la parole et l’objet n’est pas sans ambiguïté, de sorte que la nomination de l’objet montre la vérité de ce dernier, tandis que la matérialité offre une réalité à la parole. D’un point de vue purement métaphysique, cette dualité occulte l’être de l’objet, de sorte que c’est du côté du sujet, qui sait et qui parle, que l’être reçoit toute sa plénitude. Et de même, si le langage ne peut être conçu de manière pure, n’y aurait-il pas une certaine extrapolation lorsqu’on affirme ce qu’il en est de l’être et de l’essence ?

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