Louis Aragon

Aragon, Le Roman inachevé, Que serais-je sans toi ?

Poème étudié

J’étais celui qui sait seulement être contre
Celui qui sur le noir parie à tout moment
Que serais-je sans toi qui vins à ma rencontre.
Que cette heure arrêtée au cadran de la montre.
Que serais-je sans toi qu’un cœur au bois dormant.
Que serais-je sans toi que ce balbutiement.
Un bonhomme hagard qui ferme sa fenêtre
Un vieux cabot parlant dans anciennes tournées
L’escamoteur qu’on fait à son tour disparaître
Je vois parfois celui que je n’eus manqué d’être
Si tu n’étais venue changer ma destinée
Et n’avais relevé le cheval couronné (1)
Je te dois tout je ne suis rien que ta poussière
Chaque mot de mon chant c’est de toi qu’il venait
Quand ton pied s’y posa je n’étais qu’une pierre
Ma gloire et ma grandeur seront d’être ton lierre
Le fidèle miroir où tu te reconnais
Je ne suis que ton ombre et a menue monnaie
J’ai tout appris de toi sur les choses humaines.
Et j’ai vu désormais le monde à ta façon.
J’ai tout appris de toi comme on boit aux fontaines
Comme on lit dans le ciel les étoiles lointaines.
Comme au passant qui chante, on reprend sa chanson.
J’ai tout appris de toi jusqu’au sens de frisson.
J’ai tout appris de toi pour ce qui me concerne.
Qu’il fait jour à midi, qu’un ciel peut être bleu
Que le bonheur n’est pas un quinquet (2) de taverne.
Tu m’as pris par la main, dans cet enfer moderne
Où l’homme ne sait plus ce que c’est qu’être deux.
Tu m’as pris par la main comme un amant heureux.

Aragon, Le Roman inachevé, Que serais-je sans toi

(1) cheval couronné : cheval qui est tombé et qui s’est blessé au genou
(2) quinquet : ancienne lampe à huile

Introduction

L’amour d’Aragon et d’Elsa appartient aujourd’hui presque à la légende. Autant savoir donc que le poète rencontra en 1928 Elsa Triolet, une jeune femme soviétique, elle-même écrivain , que leurs vies, dès lors, furent inséparables de même que leurs œuvres publiées sous le titre d’œuvres croisées. Elle a inspiré au poète un chant d’amour de plus de trente-cinq ans.
Le roman inachevé est un long poème publié en 1956 dans lequel Aragon fait un retour en arrière sur sa vie, établit une sorte de bilan provisoire, analyse ses évolutions et s’interroge sur le sens de son parcours d’homme et d’écrivain.
« Prose du bonheur et d’Elsa » est l’évocation de cette métamorphose du poète, arraché à la solitude et au désespoir par l’amour. Dans cet extrait composé de trente alexandrins regroupés en cinq sizains s’élève un « cantique à Elsa », l’inspiratrice inespérable de l’écrivain.

I. La métamorphose du poète

1. Le désespoir de la vie sans Elsa

Écrire le « roman inachevé » de sa vie, c’est pour Aragon dire ce qu’il était jadis, dans un passé évoqué par l’imparfait du premier vers. Il tente de lire de cette évocation d’un être négatif (« J’étais celui qui sait seulement être contre » v.1) l’image de celui qu’il aurait pu devenir sans Elsa.

A partir des couleurs funèbres d’hier (« poque du pessimisme symbolisée par l’image du joueur « qui sur le noir parie à tout moment », v.2), il dessine celles tout aussi sinistre d’une vie gâchée. C’est à travers une série de métaphores que le poète reconstruit fictivement cette existence au conditionnel qui a, grâce à la rencontre d’Elsa, la valeur d’un irréel du présent.

« Que serais-je sans toi » (v.3) : cette interrogation ouvre la voie à un triste rêve développé dans les premières strophes. Cauchemar d’une vie sans amour suggéré par l’image du « cœur au bois dormant » (v.5), angoisse d’une vie sans espoir immobilisée dans le temps (« cette heure arrêtée au cadran de la montre » , v.4), vie sans perspective, sans ouverture (« Un bonhomme hagard qui ferme sa fenêtre », v.7), sans communication (« ce balbutiement », v.6), existence vouée au démon de la nostalgie (« Le vieux cabot parlant des anciennes tournées », v.8) et à l’humiliation de la souffrance (« le cheval couronné », v.12)

2. L’angoisse du vieillissement et de la mort

L’utilisation d’un lexique dépréciatif dévalue encore cette vie marquée par le vieillissement prématuré (« Un bonhomme hagard », v.7 ; « Le vieux cabot », v.8) et l’absence d’authenticité (« L’escamoteur » v.9).

Mais à travers ces portraits rapides esquissés avec ironie en un vers, ce qui affleure, c’est la crainte de l’inerte, de la mort elle-même.

La vie d’Aragon sans Elsa serait celle d’un mort-vivant. Existence peu à peu réduite (restriction de la tournure « Que serais-je sans toi que … », v. 3, 5,6) arrêtée (métaphores du cœur et de la montre dans la première strophe), pétrifiée (« Quand ton pied s’y posa je n’étais qu’une pierre », v.15), étouffée (le « balbutiement «, v.6), supprimée (« L’escamoteur qu’on fait à son tour disparaître » (v.9)

Le passage du registre humain (« Un bonhomme », v.7) au registre animal (« le cheval », v.12) puis à l’inanimé (« une pierre », v.15) traduit également cette dégradation.

On peut noter la rime significative entre « être » et « disparaître » ( deuxième strophe, v.7,9 et 10).

3. La conjuration grâce à la rencontre d’Elsa

Pourtant, cette angoisse de la solitude, du vieillissement et de la mort peut être conjurée.

A la vision de la vie sans Elsa (« Je vois parfois celui que je n’eus manqué d’être », v.10) s’oppose le souvenir réconfortant de sa rencontre (« toi qui vins à ma rencontre », v.3 ; « Si tu n’étais venu changer ma destinée », v.11).
La rencontre est un mouvement qui rompt le cercle du malheur et qui redonne vie en soignant les blessures du passé (« Et n’avais relevé le cheval couronné », v. 12).

S’ouvre alors pour le poète, l’ère de la métamorphose. « La femme est l’avenir de l’homme », selon Aragon. On en trouve une admirable illustration dans ce texte. L’écrivain était pris dans les filets du passé : la venue d’Elsa lui redonne un futur, un avenir.

On peut ainsi noter dans la troisième strophe l’évolution temporelle de l’imparfait (« je n’étais qu’une pierre », v.15) au futur (« Ma gloire et ma grandeur seront d’être ton lierre », v.16) et le passage du minéral (« une pierre », v.15) au végétal (« ton lierre », v.16), c’est-à-dire de l’inertie au vivant.

II. Le pouvoir d’Elsa

1. Changer la destinée

Cette renaissance du poète grâce à l’amour d’Elsa doit être prise au sens premier. Le mort-vivant du passé va authentiquement ressusciter, naître une seconde fois.

Le pouvoir de l’être aimé est précisément de donner la vie, de changer le cours du temps et du destin (« changer ma destinée », v.11).

Le sens de la vie, en fuite autrefois (« celui qui sur le noir parie » v.2), c’est-à-dire sur la mort plus que sur la vie), interrogé avec anxiété (« Que serais-je sans toi « v.3,5,6) est enfin découvert par l’intercession d’Elsa (« J’ai tout appris de toi sur les choses humaines» v.19).

Elsa redonne un sens au temps vécu, une continuité, une perspective qui sont ressentis comme des raisons d’espérer. Elle ne se contente pas de sauver le poète de la mort (« Tu m’as pris par la main dans cet enfer moderne », v.28)), elle lui apprend la vie.

2. Apprendre la sensation

Cette initiation passe par l’apprentissage de nouvelles sensations. Elsa invite le poète qui fermait sa fenêtre et qui ne connaissait que la couleur noire à voir le monde différemment (« Et j’ai désormais le monde à ta façon », v.20).
Au noir du désespoir répond la couleur bleue du ciel, à l’obscurité de la pièce fermée s’oppose l’ouverture du ciel étoilé (« Comme on lit dans le ciel les étoiles lointaines », v.22).

A celle qu’il aime le poète associe par le jeu des comparaisons de la quatrième strophe, des éléments du paysage et des émotions. L’éclat des étoiles, la fraîcheur des fontaines, la musique d’une chanson et le frisson du plaisir sont ainsi réunis en quatre vers qui forment une structure embrassée par le jeu de l’anaphore :

« J’ai tout appris… (v.21) A
Comme… (v.22) B
Comme … (v.23) B
J’ai tout appris…. (v.24) A

3. Initier au monde

Mais Elsa est aussi l’initiatrice dans le domaine de la signification : l’expression « le sens du frisson » manifeste précisément la continuité entre la sensation et la compréhension du monde.

Elsa enseigne au poète la valeur de l’univers, l’espoir que l’amour peut y faire naître, le bonheur d’y vivre en communion avec l’autre.

Médiatrice de la relation au monde, elle en donne une connaissance universelle en apprenant au poète à lire les signes : « Comme on lit dans le ciel les étoiles lointaines » (v.22).

Elle est à la fois le guide (« Tu m’as pris par la main », v.28) et la source (« comme on boit aux fontaines » v.21).

Le bonheur est ainsi redécouvert et reçu (« comme un amant heureux », v.30).

III. Le cantique à Elsa

1. La célébration

Aragon ne se contente pas de faire l’éloge d’Elsa. Il la célèbre en la chantant. Son cantique est le poème.

Elsa y est presque divinisée. En effet, tels les dieux et déesses, il appartient à Elsa d’avoir changé le cours de sa destinée : « si tu n’étais venue changer ma destinée » , v11.

Comme les princes et princesses, Elsa réveille ce cœur « au bois dormant » (v.5). Elsa, sorte de fée, a le pouvoir magique de métamorphoser les êtres qu’elle touche : « Quand ton pied s’y posa, je n’étais qu’une pierre » (v.15).

Elle est aussi une sainte qui secourt le martyr (couronné d’épines) : « Et n’avais relevé le cheval couronné »

Elle est enfin l’héroïne de l’amour, une nouvelle Ariane qui arrache le poète à l’ »enfer moderne » en le prenant par la main (5ème strophe).

Aragon puise ainsi dans toutes les mythologies païennes et chrétiennes pour magnifier Elsa.

2. Le chant de l’inspiratrice

Dès lors le chant de l’inspiratrice peut s’élever.

Il ressemble à une incantation par l’anaphore « Que serais-je sans toi… » « J’ai tout appris… »

Le choix même du sizain permet au poète de donner toute sa dimension à la célébration de la femme aimée par la richesse des échos sonores. Ainsi chaque strophe, fondée sur deux rimes seulement, associe des mots tels que « être deux » (v.29) et « heureux » (v.30) ; « chanson » (v.23) et « frisson » (v.24).

3. Les amants inséparables

Au frisson répond la chanson, comme à l’amour d’Elsa répondent les mots du poème qui tissent le lien indestructible entre les amants.

Cet entrelacement de destins est aussi suggéré par le schéma des rimes abaabb qui unit les rimes croisées (aba), embrassées (baab) et plates (aabb). Ce système sonore renforce l’union déjà marquée par la coexistence permanente des pronoms de la 1ère et de la 2ème personne : « Je te dois tout, je ne suis rien que ta poussière » (v.13).

Les métaphores de la 3ème strophe soulignent encore le jeu de miroir qui existe entre les deux amants : le poète est le lierre qui s’attache à Elsa,le « fidèle miroir » où elle se reconnaît, l’ombre de sa lumière.

Conclusion

L’amour célébré par Aragon dans ce poème est un échange. La femme donne au poète le goût de vivre et d’espérer, le désir de chanter « Comme au passant qui chante on reprend sa chanson » (v.23).

A ce don généreux, presque divin, répond précisément le chant de la célébration, écho d’un cœur ranimé. Le poème est en ce sens une véritable leçon de vie.

C’est ainsi que, par la plénitude de la poésie,le poète échappe à l’angoisse permanente de la dégradation.

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