Arthur Rimbaud

Rimbaud, Illuminations, Nocturne Vulgaire

Poème étudié

Un souffle ouvre des brèches opéradiques dans les cloisons, – brouille le pivotement des toits rongés, – disperse les limites des foyers, – éclipse les croisées. – Le long de la vigne, m’étant appuyé du pied à une gargouille, – je suis descendu dans ce carrosse dont l’époque est assez indiquée par les glaces convexes, les panneaux bombés et les sophas contournés – Corbillard de mon sommeil, isolé, maison de berger de ma niaiserie, le véhicule vire sur le gazon de la grande route effacée ; et dans un défaut en haut de la glace de droite tournoient les blêmes figures lunaires, feuilles, seins. – Un vert et un bleu très foncés envahissent l’image. Dételage aux environs d’une tache de gravier.
– Ici, va-t-on siffler pour l’orage, et les Sodomes, – et les Solymes, – et les bêtes féroces et les armées, – (Postillon et bêtes de songe reprendront-ils sous les plus suffocantes futaies, pour m’enfoncer jusqu’aux yeux dans la source de soie).
– Et nous envoyer, fouettés à travers les eaux clapotantes et les boissons répandues, rouler sur l’aboi des dogues…
– Un souffle disperse les limites du foyer.

Rimbaud, Illuminations

Introduction

« Nocturne vulgaire » fait partie du recueil Illuminations écrit lors de son voyage avec Verlaine (1873-1875), ces poèmes reflètent l’univers intérieur du poète.

En prose, ils retracent les charmes et les mystères d’une relation originale avec le monde. Ce recueil est le premier en vers libres et sera admiré par les surréalistes

Le titre du recueil « Enluminures » peut être perçu de différentes manières : il peut avoir le sens d’ « enluminures » (sens anglais), ces dessins dont on enjolivait les parchemins, comme le précise Verlaine dans sa préface (il fait éditer le recueil). Mais ce terme peut aussi avoir le sens de visions hallucinées.

On remarquera au niveau de la forme des textes qu’il s’agit de prose poétique, sans vers ni rimes. On notera cependant qu’il subsiste certaines sonorités et rythmes

Ce poème en prose travaillant sur un véritable dérèglement des sens, utilise la langue comme terrain d’exploration.

I. Un dérèglement des sens : rêve ou hallucination ; un sens qui résiste.

1. Une structure circulaire

La structure du texte est circulaire. « Un souffle […] disperse les limites des foyers » devient « Un souffle disperse les limites du foyer. ». Le passage du pluriel au singulier est réducteur, et suggère une évolution du sens du mot, de « foyer » signifiant « maison, famille », à un autre sens du mot, « âtre » par exemple. Tout n’était peut?être que rêveries inspirées par les flammes… À moins que le terme ne prenne son sens physique, de point lumineux d’où rayonne la lumière. Ou encore un sens théâtral (salle de réunion des acteurs ou des spectateurs). Quelle qu’elle soit, cette « dispersion » entraîne la fin de la vision.

Le mouvement d’ouverture du début, semble balayer à la fin du poème toutes les illusions.

Cette structure en boucle, qui ramène les mêmes éléments, semble signifier la faillite du mouvement d’expansion initial.

2. Rêve, hallucination, dérision ?

a. le rêve :

Expression ses référant au rêve : « corbillard de mon sommeil ; bêtes de songe »

• La description qui fonctionne comme un tableau
•  Le cadre nocturne
• La composition du décor : les éléments n’ont aucun lien entre eux
• L’espace : l’enchaînement d’un lieu à l’autre n’a aucune logique ni aucune cohérence

b. hallucination :

• Altération de la perception (« brouille »)
• Les couleurs qui envahissent l’image (l9)
• Perte des proportions et des échelles de grandeurs ( l9)
• Sensations évoquées par l.11

c. dérision :

Ces visions nocturnes sont à la portée de tous (d’où le mot vulgaire dans le titre).

La critique est explicite : « corbillard de mon sommeil, maison de berger de ma niaiserie » (1. 5?6).

Rimbaud se moque de sa volonté de faire de la poésie un instrument d’exploration de l’inconnu.

La vision, pourrait sembler compromise : l’obscurité se fait (l. 7), le poète risque d’être aveuglé (l. 14), le voyage est un fiasco (« dételage aux environs d’une tache de gravier » ,1. 9).

On ne sait si les « bêtes de songe » ? bêtes de somme ? consentiront à reprendre leur chemin.

De nombreux détails sont ainsi porteurs de dérision : gargouille et carrosse ne pourraient être que les accessoires démodés du goût romantique, l’aventure emprunte « la grande route effacée » (1. 5), à l’océan se substituent des « eaux clapotantes » (1. 15), etc.

II. La langue comme terrain d’exploration laissant au lecteur des voies de lectures multiples

1. L’énigme

a. le titre :

Ce titre est susceptible d’être compris de plusieurs façons. Un nocturne est une suite instrumentale et, au XIXème siècle, un morceau destiné au piano. Le mot désigne aussi une partie de l’office de nuit, ainsi que certains oiseaux.

Par ailleurs, il y a une sorte de tension entre le substantif, qui appartient au vocabulaire artistique, et l’adjectif « vulgaire », qui signifie « commun, à la portée de tous ».

Autre contradiction : la nuit est traditionnellement le moment des événements étranges, ou exceptionnels, tandis que dort le « vulgaire ».

b. le néologisme « opéradiques » :

Les « brèches opéradiques » – mot inventé par Rimbaud – font attendre un spectacle, qui, comme l’opéra, réunira le théâtre et la musique. Et de fait le poème contient à la fois des effets visuels et des jeux sonores.

Le paysage évoque un décor hétéroclite (une vigne, une gargouille, un carrosse, une grande route), où dominent les couleurs froides (« les blêmes figures lunaires » s’opposent à « un vert et un bleu très foncés « ).

Loin d’être figé, ce décor bouge et se brouille (voir les verbes de mouvement).

Quant à la musique, elle est discordante : La véritable harmonie est à chercher dans le texte lui-même : dans les allitérations et les assonances (voir l. 12-13)

2. La ponctuation

La fonction du tiret est double.

Il s’agit à la fois de marquer la rupture et d’organiser la progression. Le tiret, facteur d’ordre et de désordre, inscrit la discontinuité dans la logique narrative.

Le tiret, plus encore que la parenthèse, interrompt la continuité de la phrase. Il inclut de force, pourrait?on dire, une phrase dans la phrase.

3. La musicalité

Discordance entre la musique (les bruits) exprimée par le texte : « va?t?on siffler pour l’orage » (1. 10), « l’aboi des dogues » (1. 15) et celle que fait entendre le texte par les allitérations et les assonances : « Postillon et bêtes de songe reprendront?ils sous les plus suffocantes futaies, pour m’enfoncer jusqu’aux yeux dans la source de soie ».

La phrase est dominée par les allitérations en [p] et [b], en [f] et [s]. On notera, sur le plan vocalique, les variations autour du [o].

Conclusion

Ce poème explore des formes nouvelles dans une volonté d’exploration de capacités de la langue à révéler l’inconnu

Ces formes nouvelles font du poète, comme le dit Rimbaud, « un voyant »

Ce texte relève de l’esthétique symboliste.

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