I. Un univers féérique
1. La limite de deux mondes
Le complément circonstanciel de lieu « sur des plages » permet de situer cette scène entre deux mondes, celui du réel (la terre) et celui de l’évasion (la mer), du mystère.
Il s’agit d’un domaine ambigu qui est celui du tangible et du fabuleux où réel et irréel s’interpénètrent constamment.
De même, le complément circonstanciel de lieu « à la lisière de la forêt » désigne la limite entre le monde réel rassurant (l’extérieur de la forêt) et le monde étrange, fantastique, épais de l’aventure : la forêt.
La forêt est un thème fréquent chez Rimbaud : c’est le lieu de l’aventure et des légendes médiévales.
Rimbaud opte ainsi pour l’évocation de la féérie.
2. La féérie explicite
Des nombreuses expressions font référence à la féérie.
Rimbaud fait allusion à la « fable mexicaine et flamande » : ces deux adjectifs sont bizarrement accolés et nous permettent de faire un bond féérique au Mexique, pays de soleil et de fantaisie aux Flandres, pays brumeux de la lenteur et de l’organisation appliquées.
La mention « de noms férocement grecs, slaves, celtiques » entraîne un nouveau bond légendaire dans l’étrange et le barbare connoté par l’adverbe « férocement ». Cette expression rappelle le goût des enfants pour la violence phonétique, fusion de plaisir. Il s’agit d’un élément de dépaysement favorisant l’arrachement au réel.
« Enfantes et géantes » renvoient à des êtres de légendes d’enfants, source de dépaysement.
« superbes noires » fait penser à une sorte d’idole. Il s’agit d’un personnage hiératique, renvoyant à une civilisation primitive indienne ou nègre. Ce passage connote la fascination de l’époque de Rimbaud pour l’art nègre.
Les « sultanes » renvoient à l’univers du conte oriental, on peut songer à Shéhérazade dans les Contes des Mille et Une Nuits.
Les « jeunes mères et grandes sœurs aux regards pleins de pèlerinages » met l’accent sur le mystère de l’évocation. Elles font penser aux « dames de l’amour courtois au Moyen-âge, il s’agit d’un amour éthéré et mystique.
Les « princesses de démarche et de costume tyranniques » : on peut deviner à travers cette expression la raideur de leur attitude et du dessin. Ces princesses font songer aux personnages de contes cruels que l’on trouve dans certains contes nordiques ou allemands.
Les « petites étrangères et personnes doucement malheureuses » désignent des êtres faibles, exilés (« étrangères »). Ces êtres font penser aux personnages de contes misérabilistes ou mélodramatiques enfantins très à la mode au XIXème siècle : David Copperfield (1850) de Charles Dickens, Oliver Twist (1838) évoquant les bas-fonds londoniens, le personnage de Cosette dans Les Misérable de Hugo, Le Petit Chose (1868) d’Alphonse Daudet.
On peut aussi songer aux Contes (1835 et suivantes) d’Andersen (auteur danois) ou de Grimm (début du XIXème siècle). Ces contes évoquent le malheur réel de l’enfance abandonnée à elle-même ou même exploitée par le travail dans les grandes villes industrielles.
Il s’agit aussi de personnages de fiction, de mélodrame. L’adverbe « doucement » est employé à dessein par Rimbaud parce que leur malheur est décrit avec une complaisance pitoyable et qui les rend presque enviables. Cela nuance de gris la féérie exotique précédente.
3. La féérie implicite
Elle est dominante.
Le mouvement est suggéré par des expressions qui se font écho « court sur des plages », « tournaient sur les terrasses voisines de la mer ». La vie, le mouvement, l’animation des images n’est pas sans rappeler une fête, un bal mondain. On éprouve une sorte de griserie dans le tournoiement de la danse et les « terrasses » sont des échappées vers l’infini du rêve grâce à la « mer ». On peut noter la somptuosité des « dames » : il s’agit de femmes appartenant à la noblesse et portant des « bijoux » annoncé par « vert-de-gris », sorte de dépôt qui se forme sur le cuivre ou le bronze.
Le cadre joue aussi un rôle important car il participe à cette féérie. Rimbaud évoque des « fleurs de rêve » car il s’agit de fleurs de légende. Elles « tintent » : le verbe met en relief la vivacité des vibrations lumineuses et fait penser à une vibration acoustique. Enfin les verbes « éclatent » et « éclairent » soulignent le caractère vif et tranché de ces fleurs. Il s’agit en somme d’une symphonie visuelle et musicale des couleurs.
Le personnage mis en scène est « la fille ». Elle est associée au « déluge », aux « arcs-en-ciel », à la « flore », à la « mer ». Elle ressemble à une sorte de naïade faisant surgir un flot d’eau dans la campagne ou à une nymphe de la mer.
La féérie provient aussi du « déluge », du moutonnement de la mer. En latin « pratum » c’est-à-dire le « pré » désigne l’étendue de la mer.
Rimbaud met l’accent sur le chatoiement irréel des vêtements irisés de la jeune fille. Le poète allie en permanence l’élément eau et l’élément féminin.
De plus le symbolisme de l’eau joue un rôle important dans ce texte. Il est le symbole de la volupté, comme par exemple chez les romantiques allemands tels que Novalis affirmant au sujet de l’eau : « L’eau, cette enfant première, née de la fusion aérienne, ne peut renier son origine voluptueuse et sur terre, elle se montre avec une céleste toute puissance comme l’élément de l’amour et de l’union ».
L’eau est enfin le symbole des énergies inconscientes, des pulsions secrètes (cf. rêves fréquents d’eau).
Mais ce monde fabuleux jailli des tréfonds de l’âme est aussi un monde rupture.