Honoré de Balzac

Balzac, Le Père Goriot, L’odeur de pension

Texte étudié

Cette première pièce exhale une odeur sans nom dans la langue, et qu’il faudrait appeler l’odeur de pension. Elle sent le renfermé, le moisi, le rance ; elle donne froid, elle est humide au nez, elle pénètre les vêtements ; elle a le goût d’une salle où l’on a dîné; elle pue le service, l’office, l’hospice. Peut-être pourrait-elle se décrire si l’on inventait un procédé pour évaluer les quantités élémentaires et nauséabondes qu’y jettent les atmosphères catarrhales et sui generis de chaque pensionnaire, jeune ou vieux. Eh bien ! malgré ces plates horreurs, si vous le compariez à la salle à manger, qui lui est contiguë, vous trouveriez ce salon élégant et parfumé comme doit l’être un boudoir. Cette salle, entièrement boisée, fut jadis peinte en une couleur indistincte aujourd’hui, qui forme un fond sur lequel la crasse a imprimé ses couches de manière à y dessiner des figures bizarres. Elle est plaquée de buffets gluants sur lesquels sont des carafes échancrées, ternies, des ronds de moiré métallique, des piles d’assiettes en porcelaine épaisse, à bords bleus, fabriquées à Tournai. Dans un angle est placée une boîte à cases numérotées qui sert à garder les serviettes, ou tachées ou vineuses, de chaque pensionnaire. Il s’y rencontre de ces meubles indestructibles, proscrits partout, mais placés là comme le sont les débris de la civilisation aux Incurables. Vous y verriez un baromètre à capucin qui sort quand il pleut, des gravures exécrables qui ôtent l’appétit, toutes encadrées en bois verni à filets dorés; un cartel en écaille incrustée de cuivre; un poêle vert, des quinquets d’Argand où la poussière se combine avec l’huile, une longue table couverte en toile cirée assez grasse pour qu’un facétieux externe y écrive son nom en se servant de son doigt comme de style, des chaises estropiées, de petits paillassons piteux en sparterie qui se déroule toujours sans se perdre jamais, puis des chaufferettes misérables à trous cassés, à charnières défaites, dont le bois se carbonise. Pour expliquer combien ce mobilier est vieux, crevassé, pourri, tremblant, rongé, manchot, borgne, invalide, expirant, il faudrait en faire une description qui retarderait trop l’intérêt de cette histoire, et que les gens pressés ne pardonneraient pas.

Balzac, Le Père Goriot

Introduction

Émile Honoré de Balzac est né à Tours le 20 mai 1799 et mort à Paris le 18 août 1850. Il est considéré comme un des plus grands écrivains français de la première moitié du XIXe siècle, et comme le maître incontesté du roman réaliste.

Il élabora une œuvre monumentale, la Comédie humaine, cycle cohérent de plusieurs dizaines de romans dont l’ambition est de décrire de façon quasi-exhaustive la société française de son temps, ou, selon la formule célèbre, de faire « concurrence à l’état-civil ». Il n’hésitera pas, en pleine monarchie libérale de Juillet, à afficher ses convictions légitimistes.

Le Père Goriot, dont la rédaction fur particulièrement pénible pour Balzac connut dès sa parution, en 1835, un immense succès. Ce roman occupe pour plusieurs raisons une place centrale dans l’œuvre et la carrière de Balzac. Il clôt la série des premiers romans à dominante essentiellement autobiographique, il est surtout à l’origine du fameux retour systématique des personnages.

La célèbre « ouverture » du roman d’où est tiré ce passage est un modèle de perfection du réalisme balzacien. Le narrateur sait admirablement pénétrer au cœur des êtres et des lieux, et son regard sur ces lieux permet de saisir aussitôt l’intimité de ceux qui y habitent. Cette description n’est donc pas un préambule gratuit. Elle prépare le drame qui va se jouer : à travers le décor, nous pressentons la présence des personnages.

I. L’odeur du salon

1. Une évocation réaliste

Le début du texte est une tentative d’objectivité.

Le choix du conditionnel « Il faudrait » (l.1) au lieu d’un indicatif reflète l’absence de parti pris

Les expressions de présentation adoptent également la rigueur scientifique : elles sont neutres, à la forme passive ou impersonnelle : « Cette salle…fut jadis », « Elle est plaquée de buffets », « dans un angle est p^lacée… », « Il s’y rencontre des meubles ».

La périphrase « l’odeur de pension » écrite en italique est explicite pour le lecteur du XIX ème siècle ou du début du XX ème siècle. Dans un tout autre contexte, nous serions réceptifs au message d’un narrateur qui évoquerait aujourd’hui l’odeur du métro.

2. Une écriture anti-idéaliste

Cette description est réaliste dans la mesure où Balzac se refuse à idéaliser la réalité à la manière des romantiques.

Il cherche à reproduire les objets tels qu’ils sont, y compris dans leur abjection.

Pour nous faire découvrir ces lieux pouilleux et misérables, il adopte la position d’un visiteur qui les découvrirait pour la première fois.

Cet aspect se révèle dans la tonalité péjorative des caractérisations juxtaposées : « elle sent le renfermé, le moisi, le rance ». Le mot sans doute le plus juste « elle pue » à une connotation d’un réalisme agressif.

Balzac fait ce que l’on appelle au XIX ème siècle un physiologie c’est-à-dire une description réaliste presque clinique en soulignant volontairement les aspects les plus médicaux, les humeurs et les sécrétions.

Cette investigation méthodique emprunte aussi un vocabulaire de la chimie et de la médecine, elle débouche sur une hypothèse de travail : « Peut-être pourrait-elle se décrire si l’on inventait un procédé pour évaluer les quantités élémentaires et nauséabondes qu’y jettent les « atmosphères catarrhales et. sui generis de chaque pensionnaire ».

L’odeur se présente ainsi comme un produit chimique dont le narrateur-enquêteur cherche à déchiffrer la formule.

3. La sensation physique des lieux

Balzac veut que nous ayons la sensation physique des lieux qu’il écrit.

La vue joue un rôle primordial : les objets sont recensés par un regard d’une acuité extrême.

Tout est indiqué : couleur, matière première, origine de fabrication. La salle à manger est « entièrement boisée », les « assiettes en porcelaine épaisse, à bords bleus » ont été fabriquées « à Tournai » ; le « cartel » est « en écaille incrustée de cuivre » etc.

Balzac a un souci d’exhaustivité, un désir de reproduire la totalité du réel, comme en témoigne la longue liste finale : « un baromètre », « des gravures », « un cartel », « des chaises », « des paillasses », « des chaufferettes ». Ce bric à brac de mauvais goût, où s’entassent des objets hétéroclites, nous donne une sensation de vertige et de malaise.

Par l’odorat qui des cinq sens celui qui nous immerge le plus profondément au cœur des choses et des êtres, nous pénétrons dans l’intimité des de cet endroit : nous en saisissons l’unité organique. Le visiteur est en effet agressé par une odeur fétide et nauséabonde qui est comme l’essence des lieux, avant même leur découverte.

Les éléments de la description, disparates sur le plan visuel, sont reliés par des sensations tactiles d’humidité, de crasse et de graisse : odeur « humide au nez », « buffets gluants », « poussière » qui « se combine avec l’huile », « toile cirée grasse ».

L’humidité suggère la pingrerie de Mme Vauquer qui ne chauffe pas la maison, la crasse renvoie au passage du temps, la graisse annonce la nourriture peu raffinée d’une cantine.

En fait, l’odeur de pension du salon de Mme Vauquer est tellement nauséabonde que le narrateur ne peut s’empêcher d’avoir une réaction personnelle. Voyons donc en quoi ce texte est subjectif.

II. La présence du narrateur

1. Une évocation subjective

Quel que soit le désagrément réel de cette odeur, les procédés qui la caractérisent ont une valeur argumentative.

Balzac a recours à plusieurs accumulations ternaires : « Elle sent le renfermé/ le moisi/ le rance », « elle donne froid/ elle est humide au nez/ elle pénètre les vêtements », « elle a le goût d’une salle où l’on a dîné, elle pue le service/ L’office/ l’hospice ».

La répétition de « elle », la juxtaposition des caractérisations (mises en valeur par l’absence de mots de liaison) donnent à l’odeur une pénétration intense et envahissante.

D’autre part, l’association de l’odorat aux sensations tactiles « froid », « humide », « pénètre » a une dimension hyperbolique soulignée par l’accumulation et par l’implicite. Le lecteur a lu précédemment que le foyer de la cheminée de ce salon est toujours propre car on y fait du feu que dans les grandes occasions.

L’expression « le goût d’une salle où l’on a dîné » connote l’écœurement provoqué par l’odeur des restes refroidis.

« Le service, l’office, l’hospice » accentue également la violence du verbe « puer ». La récurrence du son « ice » est particulièrement dépréciative. Ce salon sent les pauvres, les domestiques, les vieux et leur odeur se mêle à celle des ragoûts à bas prix.

2. L’énonciation et le registre ironique

Les marques de l’énonciation et le registre ironique traduisent aussi la subjectivité du narrateur.

Notons en particulier l’indice de personne « vous » : « Si vous le compariez…vous trouveriez ce salon… ». Pour souligner le caractère extrêmement misérable de ce rez-de-chaussée, le narrateur incite le lecteur à faire une comparaison avant de l’inviter avec lui dans la salle à manger.

Le champ lexical du raffinement « salon », « élégant », « parfumé », « boudoir » est valorisant mais dans ce contexte son emploi est purement ironique. Le lecteur pourra aussi imaginer que ce salon immonde tient lieu de « boudoir » à Mme Vauquer lorsqu’il fera sa connaissance quelques pages plus loin.

L’exclamation « Eh bien » et l’adverbe « peut-être » sont des modalisateurs qui soulignent le dégoût et l’ironie du narrateur.

La tonalité scientifique de la longue phrase « Peut-être pourrait-elle se décrire si l’on inventait un procédé pour évaluer les quantités élémentaires et nauséabondes qu’y jettent les atmosphères catarrhales et sui generis de chaque pensionnaire, jeune ou vieux » est humoristique. Elle connote par l’hyperbole les atmosphères catarrhales, la toux et l’haleine fétide des pensionnaires toujours enrhumés et les odeurs intimes, propres à chacun (« sui generis »).

Enfin, le texte s’achève par une remarque ironique du romancier qui feint de ne pas vouloir alourdir sa description de peur de paraître ennuyeux : « il faudrait en faire une description qui retarderait trop l’intérêt de cette histoire, et que les gens pressés ne pardonneraient pas ». Cette prétérition (figure qui consiste à annoncer qu’on ne va pas parler d’un sujet alors qu’on ne fait qu’en parler) est une critique de ceux qui considèrent les descriptions comme des temps morts dans la narration, sans faire l’effort d’en comprendre la signification.

3. La présence émotive du narrateur

La présence émotive du narrateur apparaît aussi dans les déformations que l’imagination de Balzac fait subir à la réalité.

Les hyperboles font de cette salle un lieu étouffant et inquiétant « crasse » tellement épaisse qu’on y voit « se dessiner des figures bizarres », « gravures exécrables » qui « ôtent l’appétit ».

Le malaise est amplifié par les métaphores et les comparaisons.

Balzac confère aux meubles une dimension épique et fantastique : « Il s’y rencontre de ces meubles indestructibles, proscrits pourtant, mais placés là comme le sont les débris de la civilisation aux Incurables ».

L’adjectif hyperbolique « indestructibles » suggère l’idée d’une éternité dans la laideur ; la métaphore « proscrits », à résonance historique et politique, ainsi que la comparaison « débris de la civilisation » sont reliés par le thème de l’exil et de l’exclusion.

III. Une description préparant l’action

1. La fonction de la description

Cette description pose le problème de la fonction de la description dans l’économie du roman.

A première vue, elle est un moment statique, qui suspend la narration et diffère le déroulement de l’intrigue. Elle retarde ce que les « gens pressés » jugent l’essentiel.

Pourtant, en décrivant cette salle à manger pouilleuse, Balzac entre dans la narration proprement dite. Il éduque le regard de son lecteur : il lui apprend à déchiffrer les apparences.

Chez Balzac, le décor n’est pas un ornement, il est un monde qui explique par avance le caractère des pensionnaires.

La description est donc une explication qui détaille le réel en l’orientant vers des fins morales en narratives. Elle a une valeur psychologique et dramatique.

2. L’influence du milieu

Cette description illustre aussi la théorie de l’influence réciproque de l’être vivant et du milieu.

Cette théorie est prônée par le biologiste Geoffroy Saint-Hilaire auquel est dédié Le Père Goriot.

De la biologie, Balzac adapte cette idée à son analyse de la société.

Pour le romancier, une harmonie existe entre la personne et le cadre de vie.

Les lieux ont une signification morale, ils exercent un déterminisme sur les hommes et vice versa.

3. Des objets reflet des êtres

Les objets sont pour Balzac le reflet des êtres.

Ils annoncent la venue des pensionnaires et laissent pressentir une société misérable.

Au fil du texte, ils sont même assimilés à des personnes. Cette personnification se développe à partir du mot « hospice » précisé par l’allusion à « l’hospice des Incurables », lieu par excellence de la misère et de l’exclusion.

Ainsi, les « chaises » sont « estropiées », les « paillassons piteux », les « chaufferettes misérables », « les charnières défaites ».

Finalement le mobilier est carrément assimilé, en une accumulation hallucinante d’adjectifs, à un moribond : « ce mobilier est vieux, crevassé, pourri, tremblant, rongé, manchot, borgne, invalide, expirant ». La bouffonnerie grisante de cette énumération produit un effet comique d’humour noir.

Le spectacle s’est peu à peu mué en une vision d’apocalypse : la salle à manger prend la forme d’un monde humain dérisoire. Le mot « apocalypse » veut d’ailleurs dire « révélation » et ce décor révèle bien les êtres !

Dépossédés de leur valeur décorative et utilitaire, les objets sont réduits à leur fonction symbolique. Leur laideur, leur hétérogénéité, leur mauvais goût deviennent métaphoriquement les signes tangibles de la déchéance et de la médiocrité d’un groupe social à la dérive.

Conclusion

En conclusion, cet extrait n’est pas simplement l’évocation d’un lieu.
Balzac écrira plus loin à propos de Mme Vauquer : « toute sa personne explique la pension comme la pension implique sa personne ».
A travers le décor, Balzac laisse donc également pressentir la misère des pensionnaires. Les objets sont traités comme un terrain d’investigation sociologique.
Mais la réalité n’est pas seulement l’occasion d’un documentaire, elle est transfigurée par l’imagination d’un poète qui déchiffre les données visibles en les projetant dans une perspective épique et symbolique.

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