François-René de Chateaubriand

Chateaubriand, Mémoires d’Outre-Tombe, La Grive de Montboissier, Commentaire 2, Hier au soir je me promenais seul…

Texte étudié

Hier au soir je me promenais seul ; le ciel ressemblait à un ciel d’automne ; un vent froid soufflait par intervalles. A la percée d’un fourré, je m’arrêtai pour regarder le soleil : il s’enfonçait dans des nuages au-dessus de la tour d’Alluye, d’où Gabrielle, habitante de cette tour, avait vu comme moi le soleil se coucher il y a deux cents ans. Que sont devenus Henri et Gabrielle ? Ce que je serai devenu quand ces Mémoires seront publiés.

Je fus tiré de mes réflexions par le gazouillement d’une grive perchée sur la plus haute branche d’un bouleau. A l’instant, ce son magique fit reparaître à mes yeux le domaine paternel. J’oubliai les catastrophes dont je venais d’être le témoin, et, transporté subitement dans le passé, je revis ces campagnes où j’entendis si souvent siffler la grive. Quand je l’écoutais alors, j’étais triste de même qu’aujourd’hui. Mais cette première tristesse était celle qui naît d’un désir vague de bonheur, lorsqu’on est sans expérience ; la tristesse que j’éprouve actuellement vient de la connaissance des choses appréciées et jugées. Le chant de l’oiseau dans les bois de Combourg m’entretenait d’une félicité que je croyais atteindre ; le même chant dans le parc de Montboissier me rappelait des jours perdus à la poursuite de cette félicité insaisissable. Je n’ai plus rien à apprendre, j’ai marché plus vite qu’un autre, et j’ai fait le tour de la vie. Les heures fuient et m’entraînent ; je n’ai pas même la certitude de pouvoir achever ces Mémoires. Dans combien de lieux ai-je déjà commencé à les écrire, et dans quel lieu les finirai-je ? Combien de temps me promènerai-je au bord des bois ? Mettons à profit le peu d’instants qui me restent ; hâtons-nous de peindre ma jeunesse, tandis que j’y touche encore : le navigateur, abandonnant pour jamais un rivage enchanté, écrit son journal à la vue de la terre qui s’éloigne et qui va bientôt disparaître.

Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe

Introduction

Voyageur dans l’espace, Chateaubriand est aussi un voyageur dans le temps. De nombreuses pages des Mémoires d’outre-tombe proposent des chassés-croisés entre le présent d’écriture et le passé vécu. Ce qui donne la force de l’œuvre, c’est l’exploitation du souvenir, en particulier de tout ce qu’a pu retenir la mémoire affective.

I. Les marques de l’autobiographie

Durant tout le long du texte, l’auteur emploi le pronom personnel « je ». De plus, il n’y a pas de destinataire défini. Mais il y a une allusion à la prospérité : « Mettons », ligne 2 ; « hâtons-nous », ligne 23. Le « nous » représente l’auteur, c’est donc une utilisation étonnante. Cela permet à Chateaubriand de se valoriser. A la ligne 23, c’est le « on » de la condition humaine.

Temps :

– L’imparfait évoque « hier » ;
– Le passé simple marque la brutalité ;
– Le passé composé marque la méditation ou la réflexion.

Le futur de la publication est posthume. Cela montre une peur de ne pas pouvoir terminer mais aussi un désir de vaincre la mort parce qu’il sera toujours vivant par ses mémoires, même étant mort.
? L’autobiographie a pour but ultime de laisser une trace, de devenir immortel.

Le présent « il y a » est un présent de narration. Ce jeu de miroir entre « hier » et « autrefois » amène la méditation. La réflexion et le passé composé appartiennent alors au présent d’écriture. En utilisant des valeurs différentes du présent, Chateaubriand crée des jeux de miroir entre « hier » et sa « jeunesse ».

Les trois présents inscrivent l’œuvre dans la condition humaine ; le lecteur se trouve alors lui-même miroir et témoin d’une expérience particulière. Ce texte comporte des éléments liés au souvenir et d’autres liés à la méditation. C’est le même processus que celui de Proust : le temps perdu parce qu’on l’a oublié est retrouvé et redevient présent.

II. La montée du souvenir

1. Le paysage romantique

Ligne 1 : « seul », « soir ».
Lignes 1 et 2 : « ressemblait à un ciel d’automne » : il y a déjà un phénomène de miroir.
Ligne 2 : « vent », « fourré ».
Ligne 3 : « coucher de soleil ».
Ligne 4 : « tour d’Alluye ».

Le paysage est calme et solitaire, ce qui est très propice à la méditation.

2. La soudaineté du souvenir

La soudaineté du souvenir est marquée par l’emploi de l’adverbe « subitement », ligne 10 ; et par « à l’instant », ligne 8.

3. L’enchantement de la magie

Le souvenir est immédiat et total :

Ligne 8 : « le son magique ».
Ligne 7 : « gazouillement » qui est opposé à « son magique ».
Ligne 9 : « reparaître à mes yeux » : soudain, brutal.

Ce présent fait irruption dans le présent et le supprime même spontanément. Le sens du verbe « j’oubliai » va dans le même sens.

III. La méditation

1. La vague des passions

Dans ce texte, Chateaubriand met en évidence la tristesse floue du mal du siècle.

Ligne 13 : « un désir vague de bonheur ».

L’antithèse entre la tristesse du passé et la tristesse actuelle vient des causes de cette tristesse : désir de bonheur et manque d’expérience autrefois.

Lignes 14 et 15 : connaissance des choses, apprécier et juger (les deux verbes sont négatifs : sans complaisance, sans espoir).

Mais la tristesse est aussi floue.

Lignes 15 à 20 : « les jours perdus à la poursuite… » : elle est vécue négativement : redondance qui accentue la tristesse « insaisissable » : rythme ternaire.

Lignes 18 et 19 : « plus rien » : négation absolue. « J’ai marché plus vite qu’un autre » = « je vais mourir plus vite ». Il y a l’idée de mort : « les heures fuient et m’entraînent ».

Cette fuite du temps génère l’angoisse qui n’est pas l’angoisse de la mort mais celle de l’œuvre inachevée. On retrouve cette angoisse aux lignes 21 et 22, avec les questions qui mélangent le passé et le futur :

Passé : « Ai-je déjà commencé ? ».
Futur : « Dans quels lieux finirai-je ? ».

Cette angoisse tourne autour de son œuvre : « commencer à les écrire », « les finirai-je ».

3. Image du navigateur

L’image du navigateur qui reprend l’image de l’écrivain nous montre que seule l’écriture peut dominer le temps qui passe et les lieux qui s’éloignent. Au début du texte, Chateaubriand faisait, entre sa vie et celle de Gabrielle d’Estrées, que seule l’écriture supprime la distance temporelle. L’image du navigateur, qui écrit sur les rivages, qu’il quitte à jamais, reprend la même idée.

« Le rivage enchanté », ligne 25 : sa jeunesse.
« La terre qui s’éloigne », ligne 25 : est une périphrase de la jeunesse.
« Abondant », ligne 24, « qui va bientôt disparaître », ligne 26 : représentent l’arrivée de la mort.

Les impératifs ligne 23 intensifient le devoir d’écriture puisque pour lui, l’écriture est la seule survie.

Conclusion

Ce texte fait réfléchir à l’autobiographie par le maniement des temps, par les jeux de miroir et par la méditation qui suit automatiquement ces jeux de miroir. Chateaubriand réussit à placer tous les temps dans une même phrase, ce qui donne une fluidité dans le texte.

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