François-René de Chateaubriand

Chateaubriand, Mémoires d’Outre-tombe, Préface, Je me suis souvent dit […] préventions personnelles

Texte étudié

Je me suis souvent dit : « Je n’écrirai point les mémoires de ma vie ; je ne veux point imiter ces hommes qui, conduits par la vanité et le plaisir qu’on trouve naturellement à parler de soi, révèlent au monde des secrets inutiles, des faiblesses qui ne sont pas les leurs et compromettent la paix des familles ». Après ces belles réflexions, me voilà écrivant les premières lignes de mes mémoires. Pour ne pas rougir à mes propres yeux, et pour me faire illusion, voici comment je pallie mon inconséquence.

D’abord, je n’entreprends ces mémoires qu’avec le dessein fonnel de ne disposer d’aucun nom que du mien propre dans tout ce qui concernera ma vie privée ; j’écris principalement pour rendre compte de moi à moi-même. Je n’ai jamais été heureux ; je n’ai jamais atteint le bonheur que j’ai poursuivi avec une persévérance qui tient à l’ardeur naturelle de mon âme. Personne ne sait quel était le bonheur que je cherchais ; personne n’a connu entièrement le fond de mon cœur. La plupart des sentiments y sont restés ensevelis, ou ne se sont montrés dans mes ouvrages que comme appliqués à des êtres imaginaires. Aujourd’hui que je regrette encore mes chimères sans les poursuivre, que parvenu au sommet. De la vie je descends vers la tombe, je veux avant de mourir remonter vers mes belles années, expliquer mon inexplicable cœur, voir enfin ce que je pourrai dire lorsque ma plume, sans contrainte s’abandonnera à tous mes souvenirs. En rentrant au sein de ma famille qui n’est plus ; en rappelant des illusions passées, des amitiés évanouies, j’oublierai le monde au milieu duquel je vis et auquel je suis si parfaitement étranger. Ce sera de plus un moyen agréable pour moi d’interrompre des études pénibles ; et quand je me sentirai las de tracer les tristes vérités de l’histoire des hommes, je me reposerai en écrivant l’histoire de mes songes.

Je considère ensuite que ma vie appartenant au public par un côté, je n’aurais pas échappé à tous ces faiseurs de mémoires, à tous ces biographes marchands qui couchent le soir sur le papier ce qu’ils ont entendu dire le matin dans les antichambres. J’ai eu des succès littéraires ; j’ai attaqué toutes les erreurs de mon temps ; j’ai démasqué les hommes, blessé une multitude d’intérêts, je dois donc bien avoir réuni contre moi la double phalange des ennemis littéraires et politiques ; ils ne manqueront de me peindre à leur manière. Et ne l’ont ils pas déjà fait ? Dans un siècle où les plus grands crimes commis ont dû faire naître les haines les plus violentes, dans un siècle corrompu où les bourreaux ont un intérêt à noircir les victimes, où les plus grossières calomnies sont celles que l’on répand avec le plus de légèreté, tout homme qui a joué un rôle dans la société doit pour la défense de sa mémoire, laisser un monument par lequel on puisse le juger. Mais avec cette idée je vais me – montrer meilleur que je ne suis ? J’en serai peut-être tenté : à présent je ne le crois pas ; je suis résolu à dire toute la vérité. Comme j’entreprends d’ailleurs l’histoire de mes idées et de mes sentiments plutôt que l’histoire de ma vie, je n’aurai pas autant de raisons de mentir. Au reste si je me fais illusion sur moi, ce sera de bonne foi, et par cela même on verra encore la vérité au fond de mes préventions personnelles. »

I. Un discours argumentatif (structure, organisation)

A. Une structure particulière

Le premier paragraphe part d’une contradiction entre une prise de position et une démarche que Chateaubriand va prendre. Une contradiction mise en évidence par un parallélisme et une opposition entre une phrase positive et une phrase négative : « Je n’écrirai point » ligne 1, et ligne 4 « me voila écrivant ».

Cette contraction, Chateaubriand l’appelle une « inconséquence « à la ligne 6. A partir de cette constatation, les deux paragraphes qui suivent vont se présenter comme une succession de raisons pour expliquer ce choix contradictoire => d’où le texte qui prend la forme d’un texte argumentatif.

B. Un discours organisé

Il y a utilisation de connecteurs logiques et chronologiques : à la ligne 7, on trouve « d’abord », à la ligne 21 « ensuite ». Ce sont deux orientations différentes.

La première étape se trouve au paragraphe deux, où il est surtout question de l’auteur dans sa vie. On retrouve souvent le pronom personnel « je » et également le vocabulaire du domaine de l’affectivité. Par exemple, il y a « heureux » à la ligne 9, « bonheur » ligne 9, « cœur » ligne 15, « sentiments » ligne 12, « chimères » ligne 13, « songes » ligne20 ,…

La seconde étape se trouve dans le troisième paragraphe où on retrouve plutôt le domaine de la vie publique, en particulier le domaine littéraire. Par exemple, il y a « succès littéraires », « ennemis littéraires ». Et pour l’aspect politique, on trouve « les erreurs de son temps » à la ligne 24, « j’ai démasqué les hommes », « multitudes intérêts ».

II. Le contenu argumentatif (justification)

Chateaubriand consacre les paragraphes deux et trois à des explications personnelles et officielles.

A. Des raisons personnelles et sentimentales

La première raison, c’est la volonté de rendre compte de « moi à moi-même », à la ligne 9. Il insiste sur la démarche de réflexion, d’introspection qui permet une meilleure compréhension de soi. C’est à relier avec l’expression des lignes 10 et 11 : « personne ne sait quel était le bonheur que je cherchais ».
L’écriture des mémoires se présente comme la démarche permettant de formuler, de définir le bonheur dont il parle. Cela lui permet d’extérioriser des sentiments enfouis au fond de lui-même. On trouve à la ligne 12 « sentiments […] ensevelis », à la ligne 15 « mon inexplicable cœur », et à la ligne 11 « le fond de mon cœur ».

La deuxième raison, c’est une volonté d’évasion hors du présent. On trouve à la ligne 17 « j’oublierai le monde au milieu duquel je vis », qui souligne une idée de fuite du temps historique au profit du temps passé et heureux. Il y a aussi le chiasme « parvenu au sommet […] belles années », aux lignes 13 et 14 qui montre l’importance des rêves et de l’imaginaire. On trouve en effet le champ lexical du rêve, du merveilleux avec « chimères » ligne 20, et ligne 13 « imaginaires », ligne 17 « illusion ». C’est une évasion, un divertissement comme le montre la phrase « je me reposerais en écrivant l’histoire de mes songes ».

B. Raisons publiques

Chateaubriand rappelle son appartenance à la vie publique de son temps à la ligne 1 avec « ma vie […] public ». Il avait des charges politiques, diplomatiques. Ici, il souligne les conséquences de cette appartenance : rumeurs, … En effet, on trouve des expressions péjoratives : « les faiseurs de mémoire » à la ligne 21 (faiseurs = quelque chose de plat, qui est fait rapidement), « biographes – marchands » (côté mercantile, commercial) renforcé par la relative « qui couchent […] antichambres » (qui montre la précipitation, l’absence de vérification, de fiabilité. D’où l’idée qu’on pourrait faire un éventuel portrait négatif de son image, et il veut rectifier cela : en effet, il dit qu’il veut « laisser un monument par lequel on puisse juger ». Il présente l’autobiographie comme un moyen de présenter des choses qu’il a réellement vécu. On trouve aux lignes 26 et 27 « bourreaux », « superlatifs », « calomnies ». Il y a aussi une autre raison, il veut laisser une trace solide, qui va rester dans le temps : « monument » = quelque chose qui résiste.

III. Critiques et difficultés quant à l’entreprise autobiographique

Il y a des critiques qui sont faites selon un certain type d’autobiographie :

– Il critique chez certains la vanité et le plaisir qu’on trouve à parler de soi. C’est très critique, cela montre un vide, quelque chose de pas profond.
– Il condamne aussi le résultat de ce type de méthode (forme d’indiscrétion, d’impudeur). On trouve en effet « révèle au monde des secrets », et « compromettent la paix des femmes ». Pour lui, certains faits ne doivent pas quitter le cercle familial.

Il parle aussi des difficultés qu’on peut rencontrer :

– Des difficultés d’ordre psychologique : il faut faire sortir des sentiments enfouis, ce qui est enfoui au fond de lui-même. Il y a « personne n’a connu … » , et « le fond de mon cœur ».
– Des difficultés pour expliquer, démêler les fils de l’explication. On trouve dans ce texte « expliquer mon inexplicable cœur ».
– Et des difficultés pour dire la vérité : « je serais peut-être meilleur que je me suis », « j’en serais […] tenté » aux lignes 30 et 31. Les points d’interrogation et les points de suspension symbolisent l’incertitude. Chateaubriand s’engage de même dans un pacte autobiographique : même s’il y a mensonge, ce sera fait « de bonne foi » dit-il à la ligne 33.

Du même auteur Chateaubriand, Mémoires d'Outre-Tombe, Les soirées à Combourg, Commentaire 2 Chateaubriand, Mémoires d'Outre-Tombe, Description d'un paysage de St Malo Chateaubriand, Mémoires d'Outre-Tombe, La Grive de Montboissier, Commentaire 1, Promenade - Apparition de Combourg Chateaubriand, René, Résumé Chateaubriand, Mémoires d'Outre-Tombe, Les soirées d'Automne..., La Vie à Combourg Chateaubriand, Mémoires d'Outre-Tombe, La Grive de Montboissier, Commentaire 2, Hier au soir je me promenais seul... Chateaubriand, Mémoires d'Outre-Tombe, Les soirées à Combourg, Commentaire 1 Chateaubriand, Mémoires d'Outre-Tombe, La laideur du Mirabeau [... ] d'une nature dépravée Chateaubriand, Mémoires d'Outre-Tombe, Cynthie Chateaubriand, Mémoires d'Outre-Tombe, La Grive de Montboissier, Commentaire 4

Tags

Commentaires

0 commentaires à “Chateaubriand, Mémoires d’Outre-Tombe, La Grive de Montboissier, Commentaire 4”

Commenter cet article