Montesquieu

Montesquieu, De l’esprit des Lois, XV, 5, De l’esclavage des nègres, Si j’avais à soutenir…

Texte étudié

Si j’avais à soutenir le droit que nous avons eu de rendre les nègres esclaves, voici ce que je dirais :

Les peuples d’Europe ayant exterminé ceux de l’Amérique, ils ont dû mettre en esclavage ceux de l’Afrique, pour s’en servir à défricher tant de terres.

Le sucre serait trop cher, si l’on ne faisait travailler la plante qui le produit par des esclaves.

Ceux dont il s’agit sont noirs depuis les pieds jusqu’à la tête ; et ils ont le nez si écrasé qu’il est presque impossible de les plaindre.

On ne peut se mettre dans l’esprit que Dieu, qui est un être très sage, ait mis une âme, surtout bonne, dans un corps tout noir.

Il est si naturel de penser que c’est la couleur qui constitue l’essence de l’humanité, que les peuples d’Asie, qui font les eunuques, privent toujours les noirs du rapport qu’ils ont avec nous d’une façon plus marquée.

On peut juger de la couleur de la peau par celle des cheveux, qui, chez les Égyptiens, les meilleurs philosophes du monde, étaient d’une si grande conséquence, qu’ils faisaient mourir tous les hommes roux qui leur tombaient entre les mains.

Une preuve que les nègres n’ont pas le sens commun, c’est qu’ils font plus de cas d’un collier de verre que de l’or, qui, chez les nations policées, est d’une si grande conséquence.

Il est impossible que nous supposions que ces gens-là soient des hommes ; parce que, si nous les supposions des hommes, on commencerait à croire que nous ne sommes pas nous-mêmes chrétiens.

De petits esprits exagèrent trop l’injustice que l’on fait aux Africains. Car, si elle était telle, qu’ils le disent, ne serait-il pas venu dans la tête des princes d’Europe, qui font entre eux tant de conventions, d’en faire une générale en faveur de la miséricorde et de la pitié ?

Montesquieu, De l’esprit des lois (XV, 5)

Introduction

Le texte que nous allons étudier est un extrait du chapitre XV de l’Esprit des lois, traité de sociologie politique, publié en 1748 par Montesquieu. Dès le début de ce chapitre, il prend clairement parti contre l’esclavage en écrivant : « L’esclavage n’est pas bon par sa nature ». Dans ce texte cependant, il feint de reprendre à son compte les termes esclavagistes, pour en fait mieux les contrer, dans une série de paragraphes qui contiennent chacun un argument. : après une brève introduction (paragraphe 1), il développe ainsi les raisons économiques évoquées par les européens (paragraphes 2 et 3) et la nature proche de l’animalité des noirs (paragraphes 3 à 7), pour finir par une interrogation sur la validité du comportement des européens (paragraphes 8 et 9). En reprenant les arguments de ses adversaires, Montesquieu va plus loin qu’une critique ou qu’un plaidoyer pour la liberté des esclaves et l’égalité des hommes. Dans un premier temps, nous étudierons pourquoi il se place sur le terrain des esclavagistes, puis la manière dont il démonte et contre de l’intérieur, leurs arguments, et enfin comment son pamphlet se transforme en réquisitoire.

I. Montesquieu et les esclavagistes

A. Texte et fiction

Montesquieu débute par une hypothèse « si » afin d’annoncer le lecteur de ses intentions ironiques.
Le premier paragraphe est donc en quelque sorte une introduction qui forme le cadre.
Mais l’auteur s’efface rapidement derrière les esclavagistes : le « je » du premier paragraphe, puis « ils », puis « on ».

B. Les arguments des esclavagistes

La nécessité économique de l’esclavage pour la société européenne : « Le sucre serait trop cher, si l’on ne faisait travailler la plante qui le produit par des esclaves ». Référence à Candide de Voltaire « c’est à ce prix que vous mangez du sucre en Europe ».
Argument raciste : il insiste sur la couleur de la peau, lignes 8 et 11.
Les « nègres » n’ont pas d’âme, ils sont mis au même niveau que les animaux.
Montesquieu utilise la théorie des kilma : la nature humaine dépend de l’endroit géographique où l’on se trouve.
Symbolique des couleurs (le bien / le mal).

Transition : En faisant semblant de leur donner la parole, Montesquieu donne à lire ce texte au second degré et force le lecteur à réfléchir sur ce qu’il lit : la nécessité de cette réflexion est rendue d’autant plus évidente par l’usage qui est fait de l’ironie et de l’absurdité.

II. Des arguments détruits par Montesquieu

A. Le ridicule et l’ironie

Disproportion entre la cause et l’effet : l’argument 1 marque une obligation avec le verbe devoir.
La figure de l’antiphrase est omniprésente car Montesquieu nous fait part du contraire de sa pensée.
Utilisation d’hyperboles afin de ridiculiser le discours des esclavagistes « le nez si écrasé », « un corps tout noir ». On trouve un parallélisme de construction dans ces deux expressions ce qui crée une double insistance.

B. L’absurde

La juxtaposition des paragraphes sans connecteur logique. Ainsi, Montesquieu nous laisser penser que les esclavagistes sont faibles d’esprit.
Certains arguments sont fondés sur des arguments absurdes tel que le 6 : le préjugé sexuel.

Transition : Montesquieu dénonce les esclavagistes par leurs propres contradictions. Plus qu’un plaidoyer contre les « nègres » ce texte est un réquisitoire contre les européens.

III. Un pamphlet et un réquisitoire

A. Une attaque…

La pamphlet est un court récit satirique qui attaque et critique. Il correspond assez bien à ce texte dont le but est de contrer les esclavagistes.
On peut noter un syllogisme à l’envers au paragraphe 9. Exemple de syllogisme : « Un cheval borgne est rare. Or ce qui est rare est cher. Donc un cheval borgne est cher », Socrate.
L’inhumanité des blancs est finalement dénoncée.

B. … De plus en plus violente

Montée de l’indignation envers les esclavagistes mais aussi contre la société européenne, et notamment les princes. Montesquieu utilise un raisonnement par l’absurde dans le dernier paragraphe (remise en question de la monarchie).
Dans le dernier paragraphe, il ne prend plus le masque des esclavagistes et apparaît lui-même tel qu’il est perçu : « de petits esprits ».
Il fait ainsi naître un sentiment d’indignation chez le lecteur qui est lui aussi « un petit esprit » pour ces esclavagistes.

Conclusion

Montesquieu dénonce avant tout dans ce texte l’esclavage. Il critique à la fois leur mauvaise foi, leur illogisme mais aussi le détournement de la religion auquel ils se livrent. Ce plan d’attaque subtil et inattendu, oblige à réfléchir et permet au philosophe des Lumières d’élargir avec ironie sa critique des esclavagistes.

Du même auteur Montesquieu, Lettres Persanes, Lettre LXXXV Montesquieu, De l'esprit des Lois, Livre VIII, Chapitre 6 et 7, De la corruption du principe de la Monarchie Montesquieu, L'Esprit des lois, De l'esclavage des nègres, Chapitres XV Montesquieu, Lettres Persanes, Lettre XIII, La guerre des Troglodytes Montesquieu, Lettres Persanes, Lettre LXXX, Le gouvernement le plus conforme à la raison Montesquieu, Lettres Persanes, Lettre XIV Montesquieu, Éloge de la Sincérité, Début de la Seconde partie, De la sincérité par rapport au commerce des grands Montesquieu, Éloge de la Sincérité, Fin de la Seconde partie, De la sincérité par rapport au commerce des grands Montesquieu, Éloge de la Sincérité, Extrait de la Première partie, De la sincérité par rapport à la vie privée Montesquieu, De l'esprit des Lois, XI, 6 De la Constitution d'Angleterre

Tags

Commentaires

0 commentaires à “Montesquieu, De l’esprit des Lois, XI, 6 De la Constitution d’Angleterre”

Commenter cet article