Jean Giraudoux

Giraudoux, Electre, Acte I, Scène 2

Texte étudié

LE PRÉSIDENT. Tu as tout à craindre, c’est le type de la femme à histoires.

AGATHE. Et s’il ne s’agissait que de toi ! Notre famille a tout à craindre !

LE JARDINIER. Je ne comprends pas.

LE PRÉSIDENT. Tu vas la comprendre : la vie peut être très agréable, n’est-ce pas ?

AGATHE. Très agréable. Infiniment agréable !

LE PRÉSIDENT. Ne m’interromps pas, chérie, surtout pour dire la même chose. Elle peut être très agréable. Tout a plutôt tendance à s’arranger dans la vie. La peine morale s’y cicatrise autrement vite que l’ulcère, et le deuil que l’orgelet. Mais prends au hasard deux groupes d’humains : chacun contient le même dosage de crime, de mensonge, de vice ou d’adultère.

AGATHE. C’est un bien gros mot,  » adultère « , chéri.

LE PRÉSIDENT. Ne m’interromps pas, surtout pour me contredire. D’où vient que dans l’un l’existence s’écoule douce, correcte, les morts s’oublient, les vivants s’accommodent d’eux-mêmes, et que dans l’autre, c’est l’enfer ? C’est simplement que dans le second il y a une femme à histoires.

L’ÉTRANGER. C’est que le second a une conscience.

AGATHE. J’en reviens à ton mot  » adultère « . C’est quand même un bien gros mot !

LE PRÉSIDENT. Tais-toi, Agathe. Une conscience ! Croyez-vous ! Si les coupables n’oublient pas leurs fautes, si les vaincus n’oublient pas leurs défaites, les vainqueurs leurs victoires, s’il y a des malédictions, des brouilles, des haines, la faute n’en revient pas à la conscience de l’humanité, qui est toute propension vers le compromis et l’oubli, mais à dix ou quinze femmes à histoires !

L’ÉTRANGER. Je suis bien de votre avis. Dix ou quinze femmes à histoires ont sauvé le monde de l’égoïsme.

LE PRÉSIDENT. Elles l’ont sauvé du bonheur ! Je la connais, Electre ! Admettons qu’elle soit ce que tu dis, la justice, la générosité, le devoir. Mais c’est avec la justice, la générosité, le devoir, et non avec l’égoïsme et la facilité, que l’on ruine l’État, l’individu et les meilleures familles.

AGATHE. Absolument. Pourquoi, chéri ? Tu me l’as dit, j’ai oublié !

LE PRÉSIDENT. Parce que ces trois vertus comportent le seul élément vraiment fatal à l’humanité, l’acharnement. Le bonheur n’a jamais été le lot de ceux qui s’acharnent. Une famille heureuse, c’est une reddition locale. Une époque heureuse, c’est l’unanime capitulation.

Giraudoux, Electre

Introduction

L’action se déroule dans la ville d’Argos, en Grèce, dans le palais du roi Agamemnon (mort depuis sept ans), à une époque très ancienne, vingt ans après la guerre de Troie…

Situation du passage : Agathe et son mari, le président, s’opposent au mariage de leur cousin, le jardinier, avec la princesse Electre, fille du défunt roi Agamemnon. Le jardinier ne comprend pas les raisons de leur hostilité, pas plus d’ailleurs que l’étranger (qui n’est autre qu’Oreste). Cet union devrait d’autant plus les flatter que nul de conteste la beauté et l’intelligence d’Electre. Pourquoi donc un tel refus de leur part ? C’est que, répond le président, Electre est « le type de femme à histoires ».

L’extrait se présente comme une conversation à quatre. Celle-ci se compose en réalité d’un double dialogue : entre le président et Agathe d’un côté ; et, de l’autre, l’étranger et le jardinier. Le dialogue entre les époux Théocathoclès confère au passage un air de comédie bourgeoise. L’entretien avec l’étranger achève de camper le personnage d’Electre.

I. Une scène de comédie bourgeoise

Agathe et son mari sont des bourgeois de fraîche date. Jean Giraudoux concentre sur eux les ridicules que, par une longue tradition satirique, la comédie réserve aux parvenus. Conjugalement, ils forment un couple médiocre ; professionnellement, le président est un magistrat dérisoire.

A. Un couple médiocre

En dépit des mots affectueux qu’ils se donnent (« chérie », « chéri »), le mari et la femme ne s’entendent ni ne s’estiment. Inbu de sa personne, le président méprise son épouse à qui, en plus d’impatience, il ordonne de se taire : « ne m’interrompt pas », « tais-toi ». Par ces phrases à la fois parallèles et contradictoires, le mari se révèle autoritaire et stupide. Il dénie à sa femme tout droit à la parole. Agathe, quant à elle, ne brille guère par son intelligence, ainsi que l’attestent ses interruptions continuelles. Toutes, comme un phénomène d’écho, rebondissent sur un mot prononcé par son mari (« agréable », « adultère »). Agathe ne réfléchit pas, elle répète. Sa sottise éclate enfin dans sa réaction naïve de jeune étourdie : « Absolument… Pourquoi chéri ? Tu me l’as dit, j’ai oublié ! ». Elle approuve sans savoir pourquoi ? C’est une écervelée.

B. Un magistrat dérisoire

Déconsidéré comme mari, le président l’est aussi comme magistrat. C’est un pédant, parlant doctement et avec de grands mots. Habitué à s’exprimer en public, il possède un art certain de la formule, mais ces formules sont sentencieuses et creuses : « tout à plutôt tendance à s’arranger dans la vie », « on ruine l’Etat, l’individu et les meilleurs familles ». Ce représentant de la justice officielle est en outre une caricature de juge. Son refus de sacrifier le bonheur et le confort d’Argos le conduit à défendre une conception paradoxale de la justice. Selon lui, celui-ci n’a pour but de découvrir la vérité ni de punir les criminels, mais d’étouffer les scandales et de trouver des accommodements. Le président pourrait être dangereux ; il n’est que risible, tant sa médiocrité est évidente, lorsqu’il affirme par exemple que la peine morale se cicatrise plus vite que les ulcères. Comment peut-il comparer une souffrance physique à une souffrance morale ?

II. Une ultime présentation d’Electre

Sur ce fond de comédie bourgeoise, la conversation entre le président et l’étranger demeure sérieuse. En débattant de ce qu’est « une femme à histoires », ils précisent la nature profonde d’Electre et ils annoncent son rôle ultérieur dans la pièce. Ainsi se parachève l’exposition de l’intrigue.

A. La nature d’Electre

Une « femme à histoires » : l’expression utilisée par le président pour impressionner l’homme qu’est le jardinier, est d’une familiarité expressive. Elle définit Electre comme un être d’exigences, capable d’aller jusqu’au bout de ses idéaux. C’est en ce sens qu’elle fait des « histoires » et qu’elle pose problème. Avec elle, aucun accommodement n’est possible ni envisageable. Le président souligne d’ailleurs sa singularité. Electre appartient au groupe des « dix ou quinze femmes » qui ne réagissent pas comme le reste de l' »humanité ». Elle refuse l' »oubli », et rejette tout « compromis ». Comme à ce stade de l’intrigue Electre ne sait encore rien de l’assassinat de son père, son refus de toute compromission n’est pas dicté par une réaction de vengeance. C’est dans sa nature d’être ainsi. Plus que ses qualités physiques et morales comptent en effet son intransigeance et, ainsi que le soupçonne le président, son « acharnement ». Elle est une force qui va, qui jamais ne plie ni s’arrête. Elle « est là », avec son obstination et c’est sa présence qui inquiète. Tout est possible, le pire comme le meilleur. Elle incarne une sorte de fatalité, bien qu’elle-même l’ignore, puisqu’elle ne sait pas encore ce qu’elle recherche. Mais elle porte en elle l’intransigeance de déchaîner sur sa famille et sur Argos des forces incontrôlables. On comprend dans ces conditions que le président, timoré de tempérament, s’inquiète de voir une telle femme épouser son cousin le jardinier.

B. L’esquisse du rôle d’Electre

Par le fait même s’ébauche le rôle futur d’Electre. Le président et l’étranger s’accordent à reconnaître qu’elle est une « conscience ». C’est le seul point d’accord. Ils divergent en effet sur le sens à donner à ce mot. Aussi, leur échange prend-il la forme d’un bref débat. La « conscience » préserve t-elle du « bonheur » ou sauve-t-elle de « l’égoïsme » ? La « justice », « la générosité » et le « devoir » sont-ils ou non compatibles avec la paix et la félicité ? Ou faut-il parfois se résigner au compromis ? C’est déjà discrètement poser la question de la signification du personnage d’Electre. Sauvera-t-elle Argos en faisant triompher la justice et la vérité ? Ou bien par sa raideur provoquera-t-elle la ruine de la ville ? Si le débat demeure ici théorique, il connaîtra une application concrète ultérieure. Les positions opposées du président et de l’étranger préfigurent en effet l’ultime confrontation d’Electre et d’Egisthe à la scène 8 de l’acte II.

Conclusion

Ce passage est ainsi un mélange de comique et de gravité. Agathe et le président forment un couple inattendu dans une tragédie. Ils symbolisent l’humanité médiocre à laquelle le héros tragique est appelé à se heurter. L’extrait illustre en outre une des caractéristiques de l’esthétique de Jean Giraudoux qui n’hésite pas à détendre l’atmosphère par la confusion des genres et des tons, tout en laissant pressentir la montée inévitable du drame.

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