Charles Perrault

Perrault, Contes, La barbe-bleue, Étude d’un extrait, La découverte du cabinet et la condamnation

Texte étudié

Elle fut si pressée de sa curiosité, que sans considérer qu’il étoit malhonnête de laisser sa compagnie, elle y descendit par un escalier dérobé, et avec une telle précipitation qu’elle pensa se rompre le col deux ou trois fois. Arrivée à la porte du cabinet, elle s’y arrêta quelques momens, songeant à la défense que son mari lui avoit faite, et considérant qu’il pourroit lui arriver malheur d’avoir été désobéissante, mais la tentation étoit si forte qu’elle ne put la surmonter. Elle prend donc la petite clef, et ouvre en tremblant la porte du cabinet. D’abord elle ne vit rien, parce que les fenêtres étoient fermées. Après quelques instans, elle commença à voir que le plancher étoit tout couvert de sang caillé, que réfléchissoit les corps de plusieurs femmes mortes, et attachées le long des murs. C’étoient toutes les femmes que Barbe-Bleue avoit épousées, et qu’il avoit égorgées l’une après l’autre. Elle pensa mourir de peur, et la clef du cabinet qu’elle venoît de retirer de la serrure, lui tomba de la main : après avoir un peu repris ses esprits, elle ramassa la clef, referma la porte, et monta à sa chambre pour se remettre un peu, mais elle n’en put venir à bout, tant elle étoit émue. Ayant remarqué que la clef du cabinet étoit tachée de sang, elle l’essuya deux ou trois fois ; mais le sang ne s’en alloit point, elle eut beau la laver et même la frotter avec du grès, il y demeuroit toujours du sang, car la clef étoit Fée ; il n’y avoit pas moyen de la nétoyer tout-à-fait : quand on ôtoit le sang d’un côté, il revenoit de l’autre. La Barbe-Bleue revint de son voyage dès le soir même : il dit qu’il avoit reçu des lettres dans le chemin, qui lui avoient appris que l’affaire pour laquelle il étoit parti, venoit d’être terminée à son avantage. Sa femme fit ce qu’elle put pour lui témoigner qu’elle étoit ravie de son prompt retour. Le lendemain, il lui demanda les clefs, et elle les lui donna, mais d’une main si tremblante, qu’il devina sans peine ce qui s’étoit passé.

D’où vient, lui dit-il, que la clef du cabinet n’est point avec les autres ? — Il faut, dit-elle, que je l’aie laissée là haut sur ma table. – Ne manquez pas, dit la Barbe-Bleue, de la donner tantôt. Après plusieurs remise, il fallut apporter la clef. Barbe-Bleue l’ayant considérée dit à sa Femme : Pourquoi y a-t-il du sang sur cette clef ?— Je n’en sais rien- répondit la pauvre femme, plus pâle que la mort.— Vous n’en savez rien, reprit Barbe-Bleue ? Je le sais bien, moi : vous avez voulu entrer dans le cabinet : hé bien, Madame, vous y entrerez, et irez prendre votre place auprès des dames que vous y avez vues… Elle se jetta aux pieds de son mari en pleurant, et en lui demandant pardon avec toutes les marques d’un vrai repentir de n’avoir pas été obéissante. Elle auroit attendri un tigre, belle affligée comme elle étoit, mais la Barbe-Bleue avoit le coeur plus dur qu’un rocher ; Il faut mourir, Madame, et tout à l’heure.— Puisqu’il faut mourir, répondit elle en le regardant les yeux baignés de larmes, donnez-moi un peu de temps pour prier Dieu.— Je vous donne un demi-quart d’heure, reprit la Barbe-Bleue, pas un moment davantage.

Perrault, Contes

Introduction

Charles Perrault publie ses « contes » pendant la période classique où les contes de fées sont particulièrement appréciés car ils permettent une double lecture, une destinée aux enfants pour leur apprendre une morale et une autre pour les adultes car l’on trouve beaucoup de passages ironiques et de sous-entendus. Cette œuvre s’inscrit dans l’objet d’étude sur l’argumentation et plus précisément sur l’apologue. Les « contes » de Charles Perrault sont écrits en 1687. Dans cette période classique les auteurs doivent respecter certaines règles notamment celles de la vraisemblance que l’on retrouve chez Perrault malgré qu’il écrive des contes de fées, et la bienséance. Nous allons donc nous pencher sur le conte de Barbe-Bleue et particulièrement sur le passage où la femme découvre le cabinet et ce qu’il contient, ainsi que le moment où Barbe-Bleue la condamne. Nous montrerons en quoi ce récit est un apologue en commençant par démontrer que c’est un récit vivant puis en montrant le mélange de quotidien et d’horreur, et enfin en expliquant la relation de personnage dominant / dominé.

I. Progression dramatique, dialogue

A. Structure, composition du texte

Récit très concis : l’histoire se déroule rapidement. En une demi page, on peut voir que l’on passe de l’hésitation à la condamnation à mort.
Progression dramatique : différentes étapes assez courtes : ouverture du cabinet, lavage de la clé, report de la remise de la clé, sentence de Barbe-Bleue.

B. Suspens

Succession de verbes d’action qui grossissent le texte en changeant le rythme : « Étant arrivée, s’y arrêta, songeant, considérant, ouvrit ».
Répétition du verbe « avoir » qui montre la progression de la découverte : « elle ne vit rien », « elle commença à voir ».
Dialogue : moyen de retarder la remise de la clé. Le suspens augmente par la dialogue.
Il joue avec elle : il retarde l’exécution de la femme. Le dialogue permet de repousser la remise de la clé : « après plusieurs remise », « l’ayant considérée ».
Il lui donne un demi quart d’heure (suspens).
La découverte des corps ne se fait pas d’un coup, on ne sait pas tout de suite ce que cache le cabinet.

II. Mélange quotidien/horreur

A. Quotidien

• Situations qui rappellent le 17ème siècle :

Barbe-Bleue a l’air d’avoir une vie normale :
Il part en voyage : « revint de son voyage ».
Il traite des affaires : « l’affaire pour laquelle il était parti c’était terminée à son avantage » ; « avait reçu des Lettres ».
La femme : gestes qui rappellent le 17ème siècle :
Elle enfreint les règles de courtoisie : « Il était malhonnête de quitter sa compagnie ».
« La laver, et même la frotter avec du sablon et avec du grès ».

B. Horreur

• Le cabinet symbolise l’horreur du récit :

Il est interdit, caché, difficile d’accès : « un petit escalier dérobé ».
Découverte des corps : progression de la découverte à travers le regard de la femme avec des repères temporels : « d’abord » ; « après quelques moments ». Cela ajoute une touche d’angoisse au récit car on ne sait pas tout de suite de quoi il s’agit au fur et à mesure de la découverte de la femme.
Détails sanglants : « sang caillé », « femmes mortes », « égorgées ».
Répétition 8 fois du mot « sang ».

• Il y a sinon des passages merveilleux :

La clé qui ne se lave pas : « la clé était fée ».
La Barbe-Bleue.
Normalement les corps des femmes auraient du pourrir.

III. Personnages dominants/dominés

A. Barbe-Bleue

Il joue avec sa femme : tout est prémédité pour la pousser à ouvrir la porte : il revient plus tôt que prévu exprès (côté sadique). Il fait preuve d’assurance et d’autorité : « il revient de son voyage le soir même ».
Il sait qu’elle a succombé à la tentation mais il la fait attendre : « il devina sans peine tout ce qui s’était passé ». Il aurait pu la tuer directement mais il prend plaisir à jouer avec elle.
Il représente l’homme en tant que mari qui domine sa femme.
L’expression « un demi-quart d’heure » montre à la femme le peu de temps qui lui reste à vivre, et montre son sadisme.

B. La femme

• Peu de son mari :

Elle a peur de son mari : « songeant à la défense que lui avait fait son Mari » ; Cette peur est aussi illustrée par son acharnement à essuyer la clé : « 2 ou 3 fois », « frotter », « elle eut beau laver ».
Elle hésite car elle a peur de la réaction de son mari : « s’y arrêta quelque temps », « désobéissante ».
Deux longues phrases avant sa découverte montrent son hésitation et sa réflexion : « plus pâle que la mort » montre une peur panique de la femme.
La découverte de la femme la choque beaucoup : « elle pensa mourir de peur », « après avoir repris ses esprits », « tant elle était émue ».
L’auteur utilise un adjectif à connotation affective « la pauvre femme » et prend parti pour la femme.

• Curiosité :

La femme est fort curieuse et on peut relever plusieurs expressions où elle le montre : « si pressée que », « tant de précipitation que », « tentation était si forte que ». On la sent dominée par sa curiosité, c’est un peu un cliché qui caractérise les femmes (phrase complexe et adverbe d’intensité).
Elle éprouve un sentiment de culpabilité et ne rend pas tout de suite la clé : « la clé du cabinet n’est point avec les autres ».
A plusieurs reprises le narrateur s’immisce dans la scène, notamment au moment de la description du repentir de la femme : « Elle se jeta aux pieds de son mari ; aurait attendrie un rocher ; mais Barbe-Bleue avait le cœur plus dur qu’un rocher » où l’on sent bien l’ironie de Perrault.

Conclusion

A travers ces trois grands axes on comprend que le passage peut être considéré comme un apologue, en effet c’est court et concis et à travers l’histoire on tente de donner une leçon. Dans ce récit on peut voir qu’il y a deux morales. Une explicite qui montre que la curiosité est un vilain défaut, et une autre implicite dans laquelle est mis en valeur le rapport mari/femme où la chambre secrète symbolise l’adultère. On peut mettre ce texte en relation avec les idées générales de l’époque, comme le goût particulier pour les contes de fées à cette époque, mais aussi avec le rapport entre la femme et son mari où celle-ci est plutôt soumise à la domination de son mari, ainsi que le débat qui a lieu autour de l’adultère.

Du même auteur Perrault, Peau d'âne, Résumé Perrault, Contes, La Belle au bois dormant, Étude d'un extrait, L'arrivé du Prince Perrault, Le Petit Poucet, Résumé Perrault, Le Chat botté, Résumé Perrault, Le Petit Chaperon rouge, Résumé Perrault, Le Petit Poucet, Début du Conte Perrault, La Belle au Bois dormant, Résumé Perrault, Contes, Le Petit Chaperon Rouge Perrault, Contes, Le Chat Botté

Tags

Commentaires

0 commentaires à “Perrault, Contes, Le Chat Botté”

Commenter cet article