Arthur Rimbaud

Rimbaud, Au Cabaret-Vert

Poème étudié

Cinq heures du soir.
Depuis huit jours, j’avais déchiré mes bottines
Aux cailloux des chemins. J’entrais à Charleroi.
– Au Cabaret-Vert : je demandai des tartines
Du beurre et du jambon qui fût à moitié froid.
Bienheureux, j’allongeai les jambes sous la table
Verte : je contemplai les sujets très naïfs
De la tapisserie. – Et ce fut adorable,
Quand la fille aux tétons énormes, aux yeux vifs,
– Celle-là, ce n’est pas un baiser qui l’épeure ! –
Rieuse, m’apporta des tartines de beurre,
Du jambon tiède, dans un plat colorié,
Du jambon rose et blanc parfumé d’une gousse
D’ail, – et m’emplit la chope immense, avec sa mousse
Que dorait un rayon de soleil arriéré.

Octobre 1870

Introduction

Arthur Rimbaud est un peu « l’enfant terrible » de la poésie du XIXème siècle. Ce célèbre sonnet clôt le « Recueil de Douai ». Écrit à l’âge de seize ans, ce poème trouve sans doute son inspiration dans l’une des fugues du jeune Rimbaud qui cherchait alors à fuir le milieu étouffant et conformiste de Charleville.

Comme « La Maline », « Au Cabaret vert » évoque les fugues du jeune poète et illustre bien ses errances adolescentes.

Être 1870 et 1871 Arthur Rimbaud fait trois fugues à Paris et une fugue en Belgique (le 7 octobre 1870) pour échapper à l’éducation stricte de sa mère. Ce poème est le récit d’une étape lors de sa deuxième fugue d’octobre 1870 en Belgique.

« Au Cabaret-Vert » est en réalité la « Maison-Verte » à Charleville. Il s’agissait d’une auberge de routiers : sa façade était verte, ses meubles étaient verts et son enseigne en tôle représentait un verre, une bouteille et une carafe jaunes. La serveuse était une grosse Flamande nommé Mia.

Nous verrons la dimension anecdotique de ce sonnet inspiré par une des fugues de Rimbaud. Puis nous tenterons de voir en quoi ce texte fait écho aux aspirations et fixations enfantines. Nous terminerons par examiner l’audace provocatrice de ce poème de jeunesse, tant dans le fond que dans la forme.

I. Un poème aux dimensions anecdotiques

Cette dimension anecdotique est déjà suggérée par le titre du poème « Au Cabaret-Vert » qui pourrait être celui d’un roman ou d’un chapitre de roman.

1. La durée de l’errance

Le vers 1 met en évidence une première notation temporelle « Depuis huit jours » insistant sur la pénibilité de la marche.

« J’avais déchiré » : l’emploi du plus-que-parfait souligne la durée mais elle est achevée, antérieure.

Ce vers 1 nous présente le résultat « déchiré mes bottines » : le jeune poète révolté éprouve une sorte de malin plaisir à avoir détruit quasi intentionnellement ses souliers bourgeois. Rimbaud reprend l’image classique du vagabond en herbe.

Mais ce vers 1 suggère aussi implicitement une souffrance physique : les bottines (métonymie) appelant les pieds. Ce vers fait songer à « Ma Bohème » de Rimbaud : « Je tirais les élastiques de mes souliers blessés ».

Les « chemins » (v.2) connotent à travers le pluriel le vagabondage, l’errance que renforcent le rythme claudiquant et l’enjambement

« Depuis huit jours (4) /, j’avais déchiré mes bottines (8)
Aux cailloux des chemins (6). »

« J’entrai » (v.2) : l’emploi du passé simple met l’accent sur un instant privilégié. Ce verbe connote une rupture de la monotonie de l’errance mais aussi une attitude ferme et décidée du conquérant qui prend possession du lieu.

2. L’instantané

Les vers 1 à 3 constituent une sorte de prologue cinématographique. On passe d’une vue panoramique de la campagne à la ville puis au cabaret.
Les phrases des vers 1 et 2 sont de plus en plus brèves (18 syllabes pour la première phrase, 6 pour la seconde, 5 pour la troisième).

La présence du tiret au vers 3 « – Au Cabaret-Vert » met en relief une phrase nominale comme si la caméra se fixait sur un gros plan. Le tiret laisse pressentir une action.

C’est pourquoi on peut noter une rupture de temps : « je demandai », « j’allongeai » : le passé simple renvoie à des actions brèves, précises. Le verbe « je contemplai » souligne la mise en condition de réceptivité. Le « je » organise personnellement la scène et se met en situation de jouissance.

Puis on assiste à un changement de sujet, les autres prennent le relais et deviennent le point central « ce fut adorable quand la fille m’ »apporta » « et m’emplit ». Le pronom « m’ » souligne que le poète devient objet de l’action.

Les deux seules ruptures dans les passés simples sont « épeure » (v.9) qui est un présent de répétition ayant une valeur générale et « dorait » (v.14) qui est un imparfait de durée d’un instant privilégié. On peut noter que ces deux verbes sont tous deux mis en valeur par des tirets.

Cet adolescent, pivot du tableau, nous révèle à maintes reprises ses désirs. Il se peint plus qu’il ne peint le cabaret.

II. La dimension puérile et ingénue du sonnet

1. La requête

Le contraste dans les rapprochements « A Charleroi » « Au Cabaret-Vert » traduit une certaine naïveté. Charleroi semble se réduire à ce lieu.

« Cabaret…tartines de beurre » : on peut noter le choc des mots et la précision extrême de la requête.

« De beurre » est mis en valeur par l’enjambement (il connote un ton autoritaire, une insistance).

« Du jambon qui fût à moitié froid » : 9 pieds, on retrouve la même insistance, la même exigence fondamentale, impérieuse d’enfant, une sorte de caprice.

2. La fixation sur la nourriture

Elle est évoquée deux fouis avec presque les mêmes mots qui traduisent l’émerveillement de l’enfant qui a été obéi. Le « jambon tiède » (sens tactile) exprime implicitement la jubilation devant ce caprice exaucé.

Le poète y revient de façon plus précise : « jambon rose et blanc » (sens visuel) « parfumé d’une gousse d’ail » (sens olfactif) fait écho à « de beurre » et exprime la jouissance : le poète s’arrête sur les mots, le savoure, il goûte les mots dans leur chair.

« Plats coloriés » fait songer aux dessins d’enfants, aux couleurs vives et primaires sortant du tube.

A l’époque Rimbaud adorait les récits enfantins, les grandes surfaces coloriées connotant la maladresse enfantine.

A ce titre le « vert » joue un rôle important, il connote la naïveté mais aussi l’espérance (cf. Baudelaire « Le vert paradis des amours enfantines »).

3. La tendance à l’exagération

Cette tendance à l’exagération apparaît dans les objets ou les êtres contemplés. Rimbaud a recours aux hyperboles « tétons énormes », « chope immense » exprimant son étonnement mais aussi l’outrance du langage.

On retrouve cette tendance à l’exagération dans les impressions « adorable » et « bienheureux » (connotation mystique de plénitude).

On peut parler d’une véritable religiosité dans le langage traduisant une sorte de bonheur absolu de l’enfant exaucé.

Mais cet excès n’est-il pas suspect ? Rimbaud est-il dupe de la scène ?

Ne se cache-t-il pas derrière ces clichés ?

III. La dimension provocatrice du sonnet

1. L’attraction charnelle

On peut noter une certaine provocation dans les gestes. Rimbaud joue le rôle d’un adulte aguerri.

Dans le geste : « j’allongeai les jambes sous la tables ». Il s’agit d’un geste familier et viril du baroudeur ou du travailleur de force. Cette pose fait songer au seigneur qui va être servi.

Dans le mot : on peut relever la phrase entre tirets :

– Celle-là, ce n’est pas un baiser qui l’épeure ! –

Rimbaud reprend à son compte la phrase lancée à la volée par les clients, ou la phrase type consacrée aux serveuses. Le plus la « fille » est un terme familier. Il s’agit d’une double fausse émancipation, d’une sorte de virilité précoce.

On assiste aussi à un parasitage implicite entre « chère » (jambon…bière) et la chair (femme) à travers des associations fatales (les tétons énormes, les yeux vifs et le jambon tiède rose et blanc, la gousse d’ail). Le jambon peut renvoyer à cuisse de la femme. Le « rose et blanc » à des sous vêtements de la femme.

« mousse » peut prendre la connotation de la salive (du baiser). La mousse qui pétille fait écho à « rieuse » (v.10).

La gousse peut renvoyer à la vulve de la femme et l’ « ail » au parfum fort de la femme.

« dorait » (v.14) peut renvoyer aux cheveux brillants.

« soleil » (v.14) désigne la femme, ce qui sous-entend que les hommes gravitant autour sont les planètes.

Toutes ces expressions ambivalentes connotent le goût le Rimbaud pour les plaisanteries obscènes. (cf. hyperréalisme).

2. Les ruptures ironiques

On peut noter le malin plaisir qu’éprouve Rimbaud à parsemer le poème d’enjambements qui égarent le lecteur, Rimbaud joue avec lui.

Des changements brutaux (phrase entre tirets), des digressions (description de la fille avant l’action) font planer le doute.

« Je contemplai des sujets très naïfs » (v.6) au sens propre on pense aussitôt aux clients du cabaret. Il s’agit d’une satire implicite, ce vers désigne des êtres ignares, frustes…

Mais « De la tapisserie » (v.7) rétablit la logique du tableau sans toutefois gommer la satire. Ce vers rappelle peut-être l’expression « faire tapisserie » ?

Dans le célèbre poème « Le dormeur du Val », Rimbaud écrit : « C’est un petit val qui mousse de rayons ». De même, à la fin du « Cabaret-Vert », on note l’ampleur de l’évocation poétique « que dorait un rayon de soleil ». Le verbe « dorait » en fait un cliché classique, une sorte de vers de mirliton.
Or « arriéré » (v.14) par l’effet de surprise renvoie à « chope « et « mousse » (termes assez triviaux) et gomme la platitude l’image. L’emploi de terme « arriéré » est une impropriété volontaire et désigne un rayon derrière les vitres et le dos de Rimbaud ou une arrière saison (le poème est inspiré d’une fugue qui a eu lieu en octobre).

« Arriéré » peut aussi signifier « démodé », « suranné », comme s’il s’agissait d’un clin d’œil ironique, une sorte de bonheur venu en retard, il met en relief une image de la nonchalance du temps qui s’étire.

Dans tous les cas, ce mot « arriéré » dépréciatif rend à l’image toute sa valeur originale de décadence. Cela renvoie au réseau de couleurs qui se heurtent (le « rose », le « vert », le « blanc », le plat « colorié ») et font l’effet d’un tableau de mauvais goût.

Conclusion

Ce poème est un témoignage d’un enfant hâbleur sur l’adolescence, ses quêtes, sa « confusion », ses contradictions.

Rimbaud oscille entre les joies simples de l’enfant et les âpres désirs charnels de l’adulte.

Il s’agit d’une poésie originale de la simple notation où les mots, par leur coloration, leur rythme, leur poids doivent traduire la sensation même et annoncent la recherche par Rimbaud d’une nouvelle langue poétique et celle des surréalistes.

On note à la fois une fraîcheur naïve, une ingénuité volontaire mais aussi une ironie par rapport à soi. Ce sonnet traduit aussi la fascination de Rimbaud pour le milieu « bohème ».

L’errance est un thème cher à Rimbaud : il connote l’absence de contraintes temporelles (v.1) ou spatiales (v. 2-3) et est une source de création poétique.

Ce sonnet annonce une poésie de rupture :

– par le mélange des registres lexicaux (registre noble voire religieux (« bienheureux », « contemplai » et registre de langue familier, trivial, connotant un érotisme latent « jambon », « gousse d’ail », « tartines de beurre », « chope »)
– par la rupture des tirets et des rejets « Au Cabaret-Vert » (v.3) « Verte » (v.6) « D’ail » (v.13)
– par les enjambements chaotiques
– les rallongements (v.1-2)

Ainsi la liberté du mouvement entraîne chez Rimbaud la liberté de la création.

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