Arthur Rimbaud

Rimbaud, Une Saison en Enfer, L’Eclair

Poème étudié

Le travail humain ! c’est l’explosion qui éclaire mon abîme de temps en temps.
« Rien n’est vanité ; à la science, et en avant ! » crie l’Ecclésiaste moderne, c’est-à-dire Tout le monde. Et pourtant les cadavres des méchants et des fainéants tombent sur le cœur des autres… Ah ! vite, vite un peu ; là-bas, par-delà la nuit, ces récompenses futures, éternelles… les échappons-nous ?…
– Qu’y puis-je ? Je connais le travail ; et la science est trop lente. Que la prière galope et que la lumière gronde… je le vois bien. C’est trop simple, et il fait trop chaud ; on se passera de moi. J’ai mon devoir, j’en serai fier à la façon de plusieurs, en le mettant de côté.
Ma vie est usée. Allons ! feignons, fainéantons, ô pitié ! Et nous existerons en nous amusant, en rêvant amours monstres et univers fantastiques, en nous plaignant et en querellant les apparences du monde, saltimbanque, mendiant, artiste, bandit, – prêtre ! Sur mon lit d’hôpital, l’odeur de l’encens m’est revenue si puissante ; gardien des aromates sacrés, confesseur, martyr…
Je reconnais là ma sale éducation d’enfance. Puis quoi !… Aller mes vingt ans, si les autres vont vingt ans…
Non ! non ! à présent je me révolte contre la mort ! Le travail paraît trop léger à mon orgueil : ma trahison au monde serait un supplice trop court. Au dernier moment, j’attaquerais à droite, à gauche…
Alors, – oh ! – chère pauvre âme, l’éternité serait-elle pas perdue pour nous !

Rimbaud, Une saison en enfer

Introduction

Le titre pourrait faire de cette partie antépénultième d’Une saison en enfer une manière d’illumination. Les deux mots ont synonymes. Mais alors que l’illumination est plutôt une image fulgurante, l’éclair qui traverse l’esprit est plutôt une idée, celle du « travail humain ». Le cadre reste l’enfer, et il faudra situer une telle idée dans ce cadre. L’écriture en prose poétique sera nécessairement tributaire des ces deux données fondamentales.

I. Une idée fugitive

A. Le travail

Au début de « Mauvais sang » s’exprimait le refus de tout travail : « J’ai horreur de tous les métiers ». Le descendant de tous les ancêtres Gaulois se reconnaissant comme tel, ne voulait être ni dans la catégorie des maîtres ni dans celle des ouvriers. Il couvrait de son mépris les paysans, tous « ignobles » (dans le double sens de non-nobles et d’infâmes) : c’était le rejet de l’ascendance maternelle puisque Madame Rimbaud, née Cuif, était fille de paysans. Être écrivain à gages ne le tentait pas davantage : « la main à plume vaut la main à charrue ». Il ne voulait être ni domestique, ni un mendiant, ni un paria. Il se sentait plutôt en dehors, oisif, paresseux, sans usage de son corps, comme s’il n’en avait pas. Or voici qu’expose l’idée du travail humain, c’est-à-dire que le travail est essentiel à l’homme, fait partie de la condition humaine. Le mot « explosion » est lui-même ambigu : ou bien l’idée du travail se fait jour brusquement, ou bien elle explose en se détruisant déjà. Dans un cas, elle se manifesterait dans tout son éclat, dans l’autre elle éclaterait sitôt exprimée.

B. Le rejet

C’est toute la fragilité de l’idée dans « L’Eclair ». Celui qui parle entend autour de lui vanter l’esprit positif (« Rien n’est vanité », qui se substitue au « Tout est vanité » de l’Ecclésiaste, dans la Bible), la science, le progrès (« en avant »). Mais ces propos banals, de « Tout le monde », ne le convainquent pas et il leur oppose déjà une objection. A titre personnel, il y a un mouvement de rejet. Il est désabusé à l’égard du travail ; la lenteur de la recherche scientifique est incompatible avec son rythme vital. Comme si ce rythme vital est trop rapide, il sent, à moins de 20 ans, sa vie déjà usée. Ce qui lui en reste devrait être consacré à la paresse : « feignons », invitation aux faux-semblants appelle « fainéantons », invitation à la paresse (dans la langue populaire « feignant » est synonyme et quasi-homonyme de « fainéant ») ; le rêve, le regret, le souvenir peuvent alors envahir l’esprit.

II. Le fond de l’enfer

Le mot « abîme », dès le début du texte, rappelle que la situation est infernale, que la parole jaillit des profondeurs « de profundis », comme Rimbaud l’écrivait dans « Mauvais sang ». Mais de quel abîme s’agit-il ?

A. L’abîme de l’Enfer

Traditionnellement, l’Enfer est placé sous terre, Rimbaud reprend cette donnée de l’éducation religieuse qu’il a reçue, sans conviction. L’Enfer est comme un trou où tombent les cadavres, aussi bien ceux des méchants et des fainéants que ceux des autres (2ème alinéa). C’est l’image du gouffre qui a hanté Baudelaire. Au regard de la représentation traditionnelle de l’Enfer, quelque chose surprend pourtant et vient tout bouleverser : d' »autres » que les méchants et que les fainéants sont là aussi, et même plus bas qu’eux. Tout espoir de paradis ou de purgatoire semble exclu : c’est une raison supplémentaire pour ne rien faire. Les « récompenses futures, éternelles » nous échappent ou, comme l’exprime Rimbaud de manière plus abrupte, nous les échappons (ce qui est encore plus fort que ne le serait l’expression attendue : nous les laissons échapper). Cet Enfer est encore l’enfer du feu, de la chaleur : « il fait trop chaud ». La température du brasier annihile tout effort, toute velléité, tout travail.

B. L’enfer de l’été

Cette chaleur, c’est aussi, sur terre cette fois-ci, celle des mois d’été passés dans la ferme de Roche en 1873. Nous savons, par le témoignage des sœurs de Rimbaud, qu’Arthur évitait de mettre la main aux travaux des champs, et qu’il s’enfermait dans le grenier pour écrire Une saison en enfer tout en trépignant de rage. « On se passera de moi » ; il nargue les autres, les travailleurs des champs, à commencer par les membres de sa famille. Son devoir est ailleurs. Il se souvient sans doute de ce qui a été le plus aigu de la crise avec Verlaine : les deux coups de révolver portés à celui-ci le 10 juillet, dans Bruxelles ; la mort vue de près, le séjour à l’hôpital de St Jean, où il a pu recevoir la visite du prêtre (c’est une clé légitime d’interprétation pour la phrase : « Sur mon lit d’hôpital, l’odeur de l’encens m’est revenue si puissante »).

C. L’abîme intérieur

Cette crise, c’est au plus profond de lui-même que Rimbaud la vie, au cours de cet été 1873, et il la transpose dans la situation du damné d’Une saison en enfer. C’est encore là son abîme, celui qui s’est creusé en lui. La prière ne fait qu’y passer au galop : elle est à peine une velléité fugitive. La seule occupation intérieure sera l’abandon aux rêveries et aux fantasmes, aux masques aussi, aux personnalités d’emprunt (« saltimbanque, mendiant, artiste, bandit », et même, la plus inattendue, « prêtre »). L’être souffrant est pris entre les regrets et l’appréhension de l’avenir : l’âge de 20 ans, que Rimbaud ne doit atteindre qu’un an plus tard, le 10 octobre 1874. On retrouvera cette appréhension dans « Vingt ans » dans les Illuminations (c’est le titre de la troisième partie de la série de poèmes en propose intitulée Jeunesse).

III. Prose et Poésie

D’une manière presque exceptionnelle dans Une saison en enfer, Rimbaud fait explicitement référence à un livre de la Bible, l’Ecclésiaste. Il n’en citera aucun verset, mais il crée un pseudonyme attribué à « l’Ecclésiaste moderne », c’est-à-dire à la sagesse commune de « Tout le monde » aujourd’hui : « Rien n’est vanité ; à la science, et en avant ! ».
A en juger par la seule longueur des alinéas, le mouvement du texte est remarquable. Les alinéas les plus courts (le premier, le dernier) se situent au début et à la fin. Le ton monte, les alinéas se gonflent (3 et 4), puis tout retombe, sans le moindre apaisement.

A. L’expression de la révolte

Le mot « révolte » se trouve dans l’avant-dernier alinéa. « Non ! Non ! A présent je me révolte contre la mort ! ». Attribuée à un damné, l’expression paraît légitime : il est déjà mort, et il se révolte contre cette condition. Mais ce damné est aussi un vivant, le Rimbaud de 18 ans qui se révolte contre la pensée de la mort à venir ; la prose, intensément dramatique dans cette manière de monologue intérieur qu’est « l’Eclair », est zébrée d’exclamations, qui sont autant d’éclairs dans la nuit du damné : on compte 10 points d’exclamation dans le texte. Redoublés dans cette parole de refus, elle-même redoublée, « Non ! Non ! », les points d’exclamation contribuent au refus de cette idée de travail, qui aurait pu éclairer l’abîme et qui finalement ne l’éclaire pas ; trop léger, le travail humain ne saurait satisfaire l’orgueil qui s’attribue une toute autre tâche, lutter contre la mort, et en particulier au dernier moment. Mais cette lutte ne peut aboutir à rien, sinon à perdre l’éternité. Baudelaire l’avait exprimé autrement dans Les Fleurs du Mal : Le temps est l’Ennemi, l’adversaire qui, dans un combat inégal, gagne à tout coup.

B. Fausses et vraies lumières

Poétique, ce texte l’est moins par le jeu de l’ombre et de la lumière que par le jeu des vraies et des fausses lumières.
Fausses lumières : l’espoir des récompenses futures dans un paradis qui est moins perdu qu’inexistant. On pourrait également parler d’un paradis refusé. Car si « la lumière gronde » (3ème alinéa), c’est qu’elle refuse d’accueillir le damné, ou bien elle devient l’orage de feu de l’enfer, « le feu qui se relève avec son damné » à la fin de « Nuit de l’enfer ». Fausses lumières, tout aussi bien : l’idée du « travail humain » ; les visions chimériques ; les vocations illusoires.
La vraie lumière est celle de la lucidité : sur les autres, sur la vie, sur Dieu, sur soi. Le texte aboutit à une acceptation de soi-même comme non-travailleur ou, selon un autre sens du mot travail, comme révolté contre le temps (voir dans les Illuminations « A une Raison »).

Conclusion

Si le damnée d’Une saison en enfer n’est qu’un damné temporaire, il comprend, au moment de l' »Éclair », qu’il peut perdre l’éternité et être damné à jamais. Fulgurante, la prose rimbaldienne est, dans cette page, une prose transparente correspondant à un effort suprême sur soi-même.

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