Charles Baudelaire

Baudelaire, Les Fleurs du Mal, Le Balcon

Poème étudié

Mère des souvenirs maîtresse des maîtresses
O toi, tous mes plaisirs ! O, toi, tous mes devoirs !
Tu te rappelleras la beauté des caresses,
La douceur du foyer et le charme des soirs,
Mère des souvenirs maîtresse des maîtresses,

Les soirs illuminés par l’ardeur du charbon,
Et les soirs au balcon, voiles de vapeurs roses.
Que ton sein m’était doux ! Que ton cœur m’était bon !
Nous avons dit souvent d’impérissables choses
Les soirs illuminés par l’ardeur du charbon,

Que les soleils sont beaux dans les chaudes soirées !
Que l’espace est profond ! Que le cœur est puissant !
En me penchant vers toi, reine des adorées,
Je croyais respirer le parfum de ton sang.
Que les soleils sont beaux dans les chaudes soirées !

La nuit s’épaississait ainsi qu’une cloison,
Et mes yeux dans le noir devinaient tes prunelles,
Et je buvais ton souffle, O douceur ! O poison !
Et tes pieds s’endormaient dans mes mains fraternelles.
La nuit s’épaississait ainsi qu’une cloison,

Je sais l’art d’évoquer les minutes heureuses,
Et revis mon passé blotti dans tes genoux.
Car à quoi bon chercher tes beautés langoureuses
Ailleurs qu’en ton cher corps et qu’en ton cœur si doux ?
Je sais l’art d’évoquer les minutes heureuses !

Ces serments, ces parfums, ces baisers infinis,
Renaîtront-ils d’un gouffre interdit à nos sondes,
Comme montent au ciel les soleils rajeunis
Après s’être lavés au fond des mers profondes ?
O serments ! O parfums ! O baisers infinis !

Baudelaire, Les Fleurs du Mal, Le balcon

Introduction

Baudelaire nous livre ici un émouvant hommage à la femme aimée, Jeanne Duval, après leur rupture. Il use abondamment d’images, en petites touches à la manière impressionniste, pour livrer ses sentiments.

I. La duplicité de la figure féminine

A. La figure maternelle

La figure maternelle est si présente qu’elle ouvre le poème : « mère ». Baudelaire attribue à la femme aimée la maternité de ses souvenirs, elle en est l’auteur tout comme la mère donne naissance à son enfant, et constitue ses premières perceptions et donc ses premiers souvenirs. Il n’y a pas d’articles, ni de pronom, ni de nom associé au groupe nominal « mère des souvenirs » : l’auteur récite une prière, et s’inspire du « je vous salue Marie ». Il loue la femme aimée et la place au dessus de tout, comme le ferait un fils pour qui la mère représente l’idéal féminin absolu et inégalable.

La femme génitrice réapparaît ponctuellement dans la première strophe avec les termes « devoirs » (devoir filial) et « douceur du foyer » dont elle est la reine, puis à la 5ème strophe où il se fait petit enfant « blotti dans tes genoux ». Cette image de la femme est sans cesse concurrencée par celle de la femme amante, et cette duplicité est visible à l’intérieur même des vers (v.1 et 5, v.4).

B. La maîtresse sensuelle

Baudelaire juxtapose effectivement les deux visages de la femme dans la première strophe. Il vénère ces deux facettes de la femme, la génitrice mais surtout la « maîtresse des maîtresses », au-dessus de toutes les autres, sur un piédestal. Il lui offre tout son amour et se place à ses pieds, lui voue un culte en l’implorant de recevoir l’expression de ses sentiments : « Ô toi », énumération, reprise des termes, points d’exclamation. Il la vénère mais la tutoie aussi pour montrer la proximité qu’il ressent entre eux.

Baudelaire dessine un portrait de son amante : sulfureuse (« ardeur du charbon », « illuminés », « puissant », « sang », « chaudes soirées »), mais aussi apaisante, sensuelle et douce (« la douceur du foyer et le charme des soirs », « voilés de vapeurs roses », « que ton sein m’était doux ») La femme est rayonnante et brûlante, donc dangereuse (« poison »), comme le soleil ou le feu dans la cheminée, et rafraîchissante comme les soirées estivales ou les sorties nocturnes sur un balcon. Cette alternance entre le chaud et le frais, l’intérieur et l’extérieur, parsème tout le poème et s’exprime par de nombreux oxymores et antithèses (« soirs illuminés », « soleils… chaudes soirées », « Ô douceur ! Ô poison !).

II. La douleur de la rupture

A. La nostalgie de l’amour

L’emprise de la femme sur l’auteur est manifeste : sa sensualité et son corps (« caresses », « sein », « sang », « prunelles », « pieds »…) bouleversent l’auteur qui se montre avide de sensations physiques (« en me penchant vers toi », « que ton sein m’était doux »). Il respire « le parfum de [son] sang », et « [bois son] souffle », mais l’affectivité qu’elle projette et inspire est également très forte. Cette emprise multiple et de différentes natures s’incarne notamment dans le mot « cœur », organe sous le sein, mais aussi siège des sentiments. Abondance des points d’exclamation, des Ô !, des points d’interrogation, et reprise systématique, pour insister, du même vers en début et fin de strophe.

Les verbes sont à l’imparfait et au passé composé : il s’agit donc d’une époque révolue, qui s’inscrivait dans la durée, et qui appartient définitivement au passé. L’usage du futur au vers 3 le confirme « tu te rappelleras ». L’auteur utilise le présent pour décrire son entreprise : évoquer le bonheur passé.

B. Un équilibre fragile qui éclate

La quatrième strophe amorce l’évocation de la rupture : vocabulaire de la nuit, de l’obscurité, du sommeil, de l’effacement progressif de la femme aimée dont le souffle est « poison » car son absence le fait cruellement souffrir. La relation est alors menaçante car menacée, le danger s’intensifie avec la nuit qui épaissit (v.20). La rupture est alors représentée comme une « cloison » qui se dresse entre les protagonistes. Les sentiments de l’aimée ne sont plus clairs, l’auteur doit les deviner dans ses yeux, dans l’obscurité.

L’auteur se lamente car il se trouve désemparé devant la fuite de l’amour, il ne voit pas d’autres sources de bonheur (v.24). Il plonge dans « un gouffre interdit à nos sondes », qui s’oppose aux « serments » de l’amour, qui n’ont pas respecté leur valeur éternelle. Il espère encore, l’espoir renaît dans les derniers vers, l’auteur croit à la renaissance (« soleils rajeunis ») de leur amour, renouvelé et « lavé ». Cet espoir jaillit comme une incantation par le remaniement du dernier vers, la triple exclamation sonne comme une demande implorante et enthousiaste.

III. Un décor impressionniste

A. Une ampleur aérienne

Le titre du poème met l’accent sur l’extérieur, mais sur un extérieur contigu à un intérieur maternel et rassurant : un balcon, raccroché aux murs de la maison, mais qui se trouve en plein air. Cet extérieur est agréable, doux, propice au spectacle des nuits d’été et de tout temps le cadre idéal des déclarations d’amour (le balcon chez Molière ou Shakespeare), mais il ouvre aussi la voie à une profondeur obscure et inquiétante (« gouffre », « profond ») qu’il surplombe. La dégradation de l’intimité et de la relation se traduit donc par une évolution de la perception de cet extérieur, qui, de relié à un intérieur rassurant, devient la porte d’entrée de la souffrance et de la disparition.

B. L’intimité domestique

– Les tons sont chauds, rose, rouge, or, la cheminée est évoquée à plusieurs reprises, l’auteur parle du « foyer », au sens propre (« charbons ») comme au figuré (à travers l’image de la mère). La douceur des caresses est liée spatialement à cet intérieur. Le giron de la femme-mère et amante est semblable à la chaleur qui se dégage de la cheminée, point central d’une pièce, lieu de vie et de chaleur physique mais aussi humaine, lieu de rassemblement et de repos, de convivialité et d’intimité.

Conclusion

Baudelaire trouve dans la poésie le moyen de revivre des moments de bonheur passé. Leur évocation soulage sa nostalgie, ravive les sentiments heureux, mais nourrit aussi sa solitude et la souffrance de la séparation.

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