Charles Baudelaire

Baudelaire, Les Fleurs du Mal, L’Albatros

Poème Étudié

Souvent, pour s’amuser, les hommes d’équipage
Prennent des albatros, vastes oiseaux des mers,
Qui suivent, indolents compagnons de voyage,
Le navire glissant sur les gouffres amers.

A peine les ont-ils déposés sur les planches,
Que ces rois de l’azur, maladroits et honteux,
Laissent piteusement leurs grandes ailes blanches
Comme des avirons traîner à côté d’eux.

Ce voyageur ailé, comme il est gauche et veule !
Lui, naguère si beau, qu’il est comique et laid !
L’un agace son bec avec un brûle-gueule,
L’autre mime en boitant, l’infirme qui volait !

Le Poète est semblable au prince des nuées
Qui hante la tempête et se rit de l’archer ;
Exilé sur le sol au milieu des huées,
Ses ailes de géant l’empêchent de marcher.

Baudelaire, Les Fleurs du Mal, L’Albatros

Introduction

Publié en 1859 seulement et à la deuxième édition Les Fleurs du Mal, le poème intitulé « L’Albatros » se situe tout au début du recueil.

Le titre n’a-t-il pas été choisi intentionnellement pour signifier la lutte de l’homme contre lui-même, et celle du poète contre ses contemporains qui ne le comprennent pas ?

En effet, « alba » et « atros » suggèrent par leur étymologie le blanc et le noir, symboliquement, toute la matière du chapitre I de « Spleen et Idéal » auquel « L’Albatros » appartient et dans lequel il s’insère donc profondément.

Ce poème met en place, après l’avertissement, le mythe du poète maudit mais en s’éloignant quelque peu de la conception romantique : l’élection est ici ressentie comme une violence, une douleur.

Nous nous demanderons au cours de notre étude, comment, en cultivant les dissonances et en organisant la rencontre douloureuse et tragique de deux univers, Baudelaire crée son allégorie du poète exilé.

I. Les dissonances

La cruauté exprimée par le poème est d’abord repérable dans la construction.

1. Dissonance entre le fond et la forme

• Apparence lisse et régulière : 4 strophes de 4 vers chacune = harmonie.
Mais : coupes irrégulières aux v. 3 et 5.

? Rythme faussé, premières brisures.

• Rimes bancales de la 3e strophe : veulegueule.

? Mimétisme : vers boiteux comme l’albatros à terre.

• Altère le schéma des rimes croisées dans la dernière strophe = presque des rimes plates. La différence est ici plus graphique que sonore.

? Comme l’albatros handicapé au sol, le poète perd de sa verve, de sa créativité, quand on le sort de son élément naturel pour le ramener au milieu du « commun ».

Rupture dans la construction syntaxique : chaque strophe = une phrase sauf la 3e qui est une succession d’exclamatives. Il ne s’agit plus ici d’un souci de construction rigoureuse mais d’une manifestation du désespoir.

2. Dissonance entre la beauté et la vulgarité

• Paysage maritime = repos, beauté calme, cf. : les albatros sont « indolents ».
Mais : 1e fissure, rime mer / amers ? évocation des malheurs liés à cette beauté trompeuse.

• Les compagnons deviennent des prisonniers. Différence entre « qui suivent » et « prennent », détournement du mouvement naturel vers la captivité + « souvent » et présent de vérité générale.

+ à « indolents » fait écho « piteusement ».

• Opposition entre les dénominations et les attitudes

rois / maladroits
voyageurs / veule
piteusement / grandes ailes blanches
beau / laid

? Résumé dans un hémistiche au vers 12 (qui est aussi le vers final de la description de l’oiseau) : « l’infirme qui volait ».

? La souffrance naît donc de la rencontre de deux mondes antithétiques.

II. La rencontre de deux univers

1. L’homme et l’animal

• Ne sont pas nommés dans le même vers :

– v. 1 = hommes.
– v. 2 = oiseau + extension positive qui est plus une description qu’une définition.

? D’emblée, la majesté se place du côté de l’animal. Est seul face au pluriel de la collectivité.

• Nature de l’albatros = grâce et beauté ¹ nature des hommes = cruauté « pour s’amuser » + v. 11-12.

La dénomination des marins reste toujours indéfinie : ils n’ont aucune individualité, seule la cruauté est mise en relief comme si elle était constitutive de l’homme.

L’albatros représente à lui seul la fusion de deux univers élémentaires, l’air et l’eau.

Les hommes représentent les éléments opposés, la terre et le feu.

2. Monde naturel et monde mécanique

Cf. v. 8, le malheur de l’albatros vient de la mécanisation : ailes => avirons = outils, instruments comme ceux dont se servent les marins pour les torturer.

Dissociation de l’oiseau, n’est plus un tout + structure syntaxique boiteuse v. 6-9-10 ? renforcement de l’inadaptation par coordination de deux termes parfois presque synonymes.

? calme et quiétude du début.

III. L’allégorie du poète

Voir comment la dernière strophe invite à une relecture symbolique et métaphorique de l’ensemble.

1. La rétro-lecture

Dernière strophe = résumé du poème, comparaison en explique le sens profond.

– 2 vers qui reprennent versant positif.
– qui a une valeur de séparation très forte.
– exil, huées, versant négatif : le poète ne peut que voler, n’appartient pas au monde des hommes.

2. Le poète maudit

• Poète se place au-dessus des hommes, est un inadapté.

? situation privilégiée qui tourne au cauchemar cf. rime huées / nuées.

• Prince = géant. Position à la fois enviable et tragique.

? Opposition entre l’être et le paraître, entre le poète tel qu’il est, tel qu’il se ressent lui-même et la vision qu’en ont les autres.

? Consomme la scission entre le poète et l’homme à l’intérieur du même être.

Conclusion

Placé en plein cœur du XIX ème siècle, ce recueil Les Fleurs du Mal dont nous extrayons « L’Albatros » semble bien un carrefour de tendances diverses, à la fois un aboutissement et un point de départ des différentes écoles littéraires.

Il fallait le génie de Baudelaire pour que leur synthèse fût un hommage à la Beauté.

L’intérêt du poème provient de la construction de l’allégorie, mais aussi du travail sur la forme qui permet d’éclairer le sens.

On peut y découvrir le travail habituel de Baudelaire qui mine la beauté et l’harmonie de l’intérieur (il y a aussi des poèmes dans lesquels la forme est rigoureuse alors que le thème est monstrueux, Une Charogne).

Le thème du poète maudit, incompris et solitaire, du génie romantique méprisé renvoie à une thématique chère à Baudelaire : la poésie dévore la part de l’humain. L’écriture se réalise dans la douleur (comparaison fréquente entre le sang et l’encre).

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