Introduction
Publié en 1859 seulement et à la deuxième édition Les Fleurs du Mal, le poème intitulé « L’Albatros » se situe tout au début du recueil.
Le titre n’a-t-il pas été choisi intentionnellement pour signifier la lutte de l’homme contre lui-même, et celle du poète contre ses contemporains qui ne le comprennent pas ?
En effet, « alba » et « atros » suggèrent par leur étymologie le blanc et le noir, symboliquement, toute la matière du chapitre I de « Spleen et Idéal » auquel « L’Albatros » appartient et dans lequel il s’insère donc profondément.
Ce poème met en place, après l’avertissement, le mythe du poète maudit mais en s’éloignant quelque peu de la conception romantique : l’élection est ici ressentie comme une violence, une douleur.
Nous nous demanderons au cours de notre étude, comment, en cultivant les dissonances et en organisant la rencontre douloureuse et tragique de deux univers, Baudelaire crée son allégorie du poète exilé.
I. Les dissonances
La cruauté exprimée par le poème est d’abord repérable dans la construction.
1. Dissonance entre le fond et la forme
• Apparence lisse et régulière : 4 strophes de 4 vers chacune = harmonie.
Mais : coupes irrégulières aux v. 3 et 5.
? Rythme faussé, premières brisures.
• Rimes bancales de la 3e strophe : veule – gueule.
? Mimétisme : vers boiteux comme l’albatros à terre.
• Altère le schéma des rimes croisées dans la dernière strophe = presque des rimes plates. La différence est ici plus graphique que sonore.
? Comme l’albatros handicapé au sol, le poète perd de sa verve, de sa créativité, quand on le sort de son élément naturel pour le ramener au milieu du « commun ».
Rupture dans la construction syntaxique : chaque strophe = une phrase sauf la 3e qui est une succession d’exclamatives. Il ne s’agit plus ici d’un souci de construction rigoureuse mais d’une manifestation du désespoir.
2. Dissonance entre la beauté et la vulgarité
• Paysage maritime = repos, beauté calme, cf. : les albatros sont « indolents ».
Mais : 1e fissure, rime mer / amers ? évocation des malheurs liés à cette beauté trompeuse.
• Les compagnons deviennent des prisonniers. Différence entre « qui suivent » et « prennent », détournement du mouvement naturel vers la captivité + « souvent » et présent de vérité générale.
+ à « indolents » fait écho « piteusement ».
• Opposition entre les dénominations et les attitudes
– rois / maladroits
– voyageurs / veule
– piteusement / grandes ailes blanches
– beau / laid
? Résumé dans un hémistiche au vers 12 (qui est aussi le vers final de la description de l’oiseau) : « l’infirme qui volait ».
? La souffrance naît donc de la rencontre de deux mondes antithétiques.