Alfred de Musset

Musset, Lorenzaccio, Acte I, Scène 2

Texte étudié

1. L’ORFÈVRE. La Cour ! le peuple la porte sur le dos, voyez-vous ! Florence était encore (il n’y a pas longtemps de cela) une bonne maison bien bâtie; tous ces grands palais, qui sont les logements de nos grandes familles, en étaient les colonnes. Il n’y en avait pas une, de toutes ces colonnes, qui dépassât les autres d’un pouce; elles soutenaient à elles toutes une vieille voûte bien cimentée, et nous nous promenions là-dessous sans crainte d’une pierre sur la tête. Mais il y a de par le monde deux architectes mal avisés qui ont gâté l’affaire, je vous le dis en confidence, c’est le pape et l’empereur Charles. L’empereur a commencé par entrer par une assez bonne brèche dans la susdite maison. Après quoi, ils ont jugé à propos de prendre une des colonnes dont je vous parle, à savoir celle de la famille Médicis, et d’en faire un clocher, lequel clocher a poussé comme un champignon de malheur dans l’espace d’une nuit. Et puis, savez-vous, voisin, comme l’édifice branlait au vent, attendu qu’il avait la tête trop lourde et une jambe de moins, on a remplacé le pilier devenu clocher par un gros pâté informe fait de boue et de crachat, et on a appelé cela la citadelle. Les Allemands se sont installés dans ce maudit trou comme des rats dans un fromage; et il est bon de savoir que tout en jouant aux dés et en buvant leur vin aigrelet, ils ont l’œil sur nous autres. Les familles florentines ont beau crier, le peuple et les marchands ont beau dire, les Médicis gouvernent au moyen de leur garnison; ils nous dévorent comme une excroissance vénéneuse dévore un estomac malade; c’est en vertu des
hallebardes qui se promènent sur la plate-forme, qu’un bâtard, une moitié de Médicis, un butor que le ciel avait fait pour être garçon boucher ou valet de charrue, couche dans le lit de nos filles, boit nos bouteilles, Casse nos vitres; et encore le paye-t-on pour cela.
2. LE MARCHAND. Peste ! peste ! Comme vous y allez! Vous avez l’air de savoir tout cela par cœur; il ne ferait pas bon dire cela dans toutes les oreilles, voisin Mondella.
3. L’ORFÈVRE. Et quand on me bannirait comme tant d’autres ! On vit à Rome aussi bien qu’ici. Que le diable emporte la noce, ceux qui y dansent et ceux qui la font ! (Il rentre. Le marchand se mêle aux curieux. Passe un bourgeois avec sa femme.)
4. LA FEMME. Guillaume Martelli est un bel homme, et riche. C’est un bonheur pour Nicolo Nasi d’avoir un gendre comme celui-là. Tiens, le bal dure encore. Regarde donc toutes ces lumières.
5. LE BOURGEOIS. Et nous, notre fille, quand la marierons-nous ?
6. LA FEMME. Comme tout est illuminé ! danser encore à l’heure qu’il est, c’est là une jolie fête ! On dit que le duc y est.
7. LE BOURGEOIS. Faire du jour la nuit, et de la nuit le jour, c’est un moyen commode de ne pas voir les honnêtes gens. Une belle invention, ma foi, que des hallebardes à la porte d’une noce ! Que le bon Dieu protège la ville ! Il en sort tous les jours de nouveaux, de ces chiens d’Allemands, de leur damnée forteresse.
8. LA FEMME. Regarde donc le joli masque. Ah ! la belle robe ! Hélas ! tout cela coûte très cher, et nous sommes bien pauvres, à la maison. (Ils sortent.)
9. UN SOLDAT, au marchand. Gare ! canaille ! laisse passer les chevaux.
10. LE MARCHAND. Canaille toi-même, Allemand du diable ! (Le soldat le frappe de sa pique.)
11. LE MARCHAND, se retirant. Voilà comme on suit la Capitulation ! Ces gredins-là maltraitent les citoyens. (Il rentre chez lui.)
12. L’ÉCOLIER, à son camarade. Vois-tu celui-là qui ôte son masque ? C’est Palla Ruccellaï. Un fier luron ! Ce petit-là à côté de lui, c’est Thomas Strozzi, Masaccio, comme on dit.
13. UN PAGE, criant. Le cheval de Son Altesse !
14. LE SECOND ÉCOLIER. Allons-nous-en, voilà le duc qui sort.
15. LE PREMIER ÉCOLIER. Crois-tu qu’il va te manger ? (La foule s’augmente à la porte.)
16. L’ÉCOLIER. Celui-là, c’est Nicolini celui-là, c’est le provéditeur. (Le duc sort, vêtu en religieuse, avec Julien Salviati, habillé de même, tous deux masqués.)
17. LE DUC, montant à cheval. Viens-tu, julien ?
18. SALVIATI. Non, Altesse, pas encore. (Il lui parle à l’oreille.)
19. LE DUC. Bien, bien, ferme!
20. SALVIATI. Elle est belle comme un démon. Laissez-moi faire, si je peux me débarrasser de ma femme. (Il rentre dans le bal.)
21. LE DUC. Tu es gris, Salviati; le diable m’emporte, tu vas de travers. (Il part avec sa suite.)
22. L’ÉCOLIER. Maintenant que voilà le duc parti, il n’y en a pas pour longtemps. (Les masques sortent de tous côtés.)
23. LE SECOND ÉCOLIER. Rose, vert, bleu, j’en ai plein les yeux; la tête me tourne.
24. UN BOURGEOIS. Il paraît que le souper a duré longtemps : en voilà deux qui ne peuvent plus se tenir. (Le provéditeur monte à cheval ; une bouteille cassée lui tombe sur l’épaule.)
25. LE PROVÉDITEUR. Eh! ventrebleu! quel est l’assommeur, ici ?
26. UN MASQUE. Eh ! ne le voyez-vous pas, seigneur Corsini ? Tenez, regardez à la fenêtre; c’est Lorenzo, avec sa robe de nonne.
27. LE PROVÉDITEUR. Lorenzaccio, le diable soit de toi, tu as blessé mon cheval. (La fenêtre se ferme.) Peste soit de l’ivrogne et de ses farces silencieuses ! un gredin qui n’a pas souri trois fois dans sa vie, et qui passe le temps à des espiègleries d’écolier en vacance ! (il sort. Louise Strozzi sort de la maison, accompagnée de Julien Salviati; il lui tient l’étrier. Elle monte à cheval; un écuyer et une gouvernante la suivent.)
28. SALVIATI. La jolie jambe, chère fille ! Tu es un rayon de soleil, et tu as brûlé la moelle de mes os.
29. LOUISE. Seigneur, Ce n’est pas là le langage d’un cavalier.
30. SALVIATI. Quels yeux tu as, mon cher cœur ! quelle belle épaule à essuyer, tout humide et si fraîche ! Que faut-il te donner pour être ta camériste cette nuit ? Le joli pied à déchausser ! Louise. Lâche mon pied, Salviati.
31. SALVIATI. Non, par le corps de Bacchus ! jusqu’à ce que tu m’aies dit quand nous coucherons ensemble. (Louise frappe son cheval et part au galop.)
32. UN MASQUE, à Salviati. La petite Strozzi s’en va rouge comme la braise; vous l’avez fâchée, Salviati.
33. SALVIATI. Baste ! colère de jeune fille, et pluie du matin… (Il sort.)

Introduction

Cet extrait complète l’exposition de la scène 1 puis qu’est complétée la description du cadre spatio-temporel, des personnages et les thèmes essentiels de l’œuvre.

I. Le cadre géographique et historique

A. Le cadre géographique

A travers la description du cadre, on remarque le souci de la couleur locale (volonté de faire vrai). La couleur locale apparaît : « les grands palais », « la citadelle », réplique 7 : « damnée forteresse » dans laquelle Charles Quint a installé une garnison (Forteressa de Basso).

Allusion au carnaval et ses coutumes. Les personnages sont masqués : réplique 8 : « joli masque », réplique 26 : « avec sa robe de nonne », réplique 16 en didascalies : « vêtu en religieuse ».

Les familles :

– réplique 12 : Puccellaï, allié au Strozzi;
– Médicis, réplique 26 avec Lorenzo;
– réplique 12 : Strozzi.

Le cadre géographique est précisé (allusion à la garnison) par le nom de la ville et le nom des familles qui en sont originaires.

B. Le cadre historique

Repères :

au pouvoir : Charles Quint et le pape qui ont amené au pouvoir Alex de Médicis (début du texte : allusion à la naissance trouble d’Alex de Médicis). On sait donc que l’histoire se déroule peu après la naissance trouble d’Alex.

installation des allemands : réplique 7 : « ces chiens d’allemands de leur damnée forteresse ».

référence à Rome. Deux lieux d’exil pour les Florentins bannis : Vienne et Rome (réplique 3).

A travers ces indications, le cadre temporel est complété. La deuxième scène jour plus un rôle d’exposition que la première, au sens traditionnel du terme.

II. Les personnages

Deux catégories : ceux qui regardent (le peuple) et ceux qui sont regardés (les nobles).
Musset projette dans le contexte de 1536 des éléments de l’actualité de son temps.

A. Ceux qui regardent

L’orfèvre : Il se présente comme quelqu’un opposé au pouvoir en place (Alexandre).

Il remet en question la façon dont Alexandre est arrivé au pouvoir (il a été mis en place par Charles Quint et le pape).

Il critique le personnage lui-même qui n’incarne en rien les valeurs républicaines en lesquelles il croit.

Il a un regard très critique sur le pouvoir en place. Il se sent solidaire des autres familles florentines qui subissent le joug d’Alex.

L’orfèvre représente l’opposition libérale contrairement au marchand. Il n’a pas peur de s’exprimer, ne mâche pas ses mots (on est dans la rue).

Le marchand : Il ne veut pas s’impliquer dans la situation, il a peur, peur d’être banni.

Il est intéressé, il voit la cour comme une clientèle (réplique d’avant le début du passage).

réplique 3 : « se mêle aux curieux » : c’est une collaboration mercantile.

Musset projette les avis des français lors de la monarchie de Juillet : orfèvre = opposition libérale et marchand = intéressé, plutôt monarchiste.
Ils sont des bouquetins parisiens de 1834.

Le couple de bourgeois : Ils sont pauvres (réplique 8).

Ils sont admiratifs (répliques 6 et 8).

Ils n’ont pas un regard critique. Le mari a un regard un peu plus lucide : répliques 5 (allusion à la dot) et 7 (« Faire du jour la nuit … pas voir les honnêtes gens »).

La femme ne voit quant à elle que l’apparence.

Les écoliers : Le premier écolier est plus sûr de lui et fier car il connaît toutes les grandes familles.

réplique 12 : il donne leur surnom. Il en parle de façon familière comme si elles faisaient partie de son entourage.

Il n’a pas de regard critique. Il en fait juste une sorte de snobisme.

Le second écolier est plus craintif : réplique 14 : il reflète la peur et l’image qu’a le duc. Il traduit une certaine image qu’a le duc sur la population.

Ce sont des personnages anonymes sauf pour l’orfèvre. Ils ne sont désignés que par leur fonction, qui désigne aussi leur statut dans la société.

B. Ceux qui sont regardés

Réplique 3 : On dirait qu’ils passent leur temps à danser.

Répliques 4 et 7 : On dirait que ce sont des gens oisifs qui passent leur temps dans des fêtes.

Réplique 8 : « coûte très cher » : Ce sont des gens qui vivent dans le luxe.

Ce sont des gens qui méprisent le peuple et son travail, réplique 7 : « de ne pas voir les honnêtes gens ». C’est comme si les nobles faisaient tout pour ne pas être mêlés au bas peuple.

Répliques 9/10/11 : Ils maltraitent les gens dont ils profitent.
Les soldats sont à la solde de Médicis et assurent la sécurité des gens.

Ces gens vivent dans la débauche (attitude de Julien face à Louise), et Alexandre est le meneur de jeu de la débauche.

Réplique 12 : « fier luron ».

Trois personnages se détachent :

Lorenzo : Réplique 26 : Il est l’âme damnée du duc. Il profane la religion : il est habillé en nonne.

Il est appelé Lorenzaccio (péjoratif). Il apparaît comme l’ivrogne (réplique 27).

Indice (réplique 27) : Lorenzaccio se mêle à toutes ces débauches mais n’a pas l’air de s’amuser. Il suit et organise les débauches d’Alex, mais dans un but précis.

Alexandre : Il est présenté à la fin de la réplique de l’orfèvre, de façon péjorative.

Louise Strozzi : Elle incarne la pureté face à cette débauche.
Réplique 29 : « Un homme d’honneur ne s’exprime pas comme ça ».

Réplique 31 : Julien est grossier dans ses gestes.

« rouge » : elle a été déshonorée publiquement, elle a honte.

III. Les thèmes essentiels

A. Thème de la décadence et de la débauche

Il est introduit à travers la métaphore de la maison lors de la première réplique.

Alors qu’avant, Florence était une société égalitaire, aristocratique, les familles n’avaient pas plus de pouvoir que les autres.

B. Thèmes des masques

Masques au sens propre. C’est un thème dominant car Lorenzo va en porter un.

Les nobles sont masqués alors que les honnêtes gens n’ont pas besoin de se cacher.

C. Thème du mécontentement

Exprimé par l’orfèvre qui est généralisé à l’égard de l’attitude du duc.

Conclusion

La scène 2 complète la première scène dans son rôle d’exposition. Le décor est bien campé, et des repères rattachent au contexte historique. Les deux protagonistes essentiels nous ont été montrés en action dans la scène première. Ici, tous les personnages essentiels à l’histoire sont introduits (Les Strozzi et Salviati). La scène 2 introduit les thèmes essentiels. L’affront à Louise va avoir un rôle important.

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