Charles Baudelaire

Baudelaire, Les Fleurs du Mal, Paysage

Poème étudié

Je veux, pour composer chastement mes églogues, (1)
Coucher auprès du ciel, comme les astrologues,
Et, voisin des clochers, écouter en rêvant
Leurs hymnes solennels emportés par le vent.
Les deux mains au menton, du haut de ma mansarde, (5)
Je verrai l’atelier qui chante et qui bavarde
Les tuyaux, les clochers, ces mâts de la cité,
Et les grands ciels qui font rêver l’éternité.

Il est doux, à travers les brumes, de voir naître
L’étoile dans l’azur, la lampe à la fenêtre (10)
Les fleuves de charbon monter au firmament
Et la lune verser son pâle enchantement,
Je verrai les printemps, les étés, les automnes ;
Et quand viendra l’hiver aux neiges monotones,
Je fermerai partout portières et volets (15)
Pour bâtir dans la nuit mes féeriques palais.
Alors je rêverai des horizons bleuâtres,
Des jardins, des jets d’eau pleurant dans les albâtres,
Des baisers, des oiseaux chantant soir et matin,
Et tout ce que l’Idylle a de plus enfantin. (20)
L’émeute, tempêtant vainement à ma vitre,
Ne fera pas lever mon front de mon pupitre
Car je serai plongé dans cette volupté
D’évoquer le Printemps avec ma volonté,
De tirer un soleil de mon cœur, et de faire (25)
De mes pensers brûlants une tiède atmosphère.

Baudelaire, Les Fleurs du Mal, Tableaux parisiens, LXXXVI, Paysage

Introduction

« Paysage » est le poème liminaire de la section intitulée « Tableaux parisiens ». Dans ce premier poème, Baudelaire définit sa démarche poétique et ses sources d’inspiration. Il présente ici le contexte de création poétique, la ville. Il précise comment le réel se métamorphose, et fait comprendre au lecteur la nécessité de la solitude et de l’isolement pour le poète. Le poème est construit en deux strophes irrégulières d’alexandrins : la première est un huitain et la seconde une strophe de 18 vers. L’utilisation des rimes plates donne une impression de simplicité.
Enjeu du texte : Le poème se présente comme un art poétique définissant la démarche du poète tout en la mettant en œuvre.

I. Le huitain :  » La poésie urbaine « 

Vers 1-2 :  » Je veux, pour composer chastement mes églogues,
Coucher auprès du ciel, comme les astrologues  »

• Le poème s’ouvre sur la présentation des lieux de cette inspiration poétique. La poète voit ce qui constitue la matière de son inspiration. Le travail poétique dépend de sa volonté. Tous les termes se rapportent à la nature (« églogue », « coucher auprès du ciel ») qui permettent à Baudelaire de montrer que la poésie urbaine sera l’équivalent de celle de la nature. Il y a, dès le début du poème, une volonté ironique de la part de Baudelaire par les termes « chastement » et « églogues ». Le premier évoque la solitude alors que le second est un poème champêtre.
• Le « Je veux », au tout début du poème, est une sorte de défi, de détermination que Baudelaire lance à la poésie.
• Le poète arrive par la puissance de sa sensibilité et de son imagination à interpréter les signes.

Vers 3-4 :  » Et, voisin des clochers, écouter en rêvant
Leurs hymnes solennels emportés par le vent.  »

• Baudelaire est sensible à l’infini du ciel. Il y a une qualité d’ascendance : « rêvant » est une ouverture de l’imagination, « hymnes solennels » rappelle « La Vie antérieure ». L’univers est un univers spirituel. La sonnerie des cloches, qui est une perception auditive, est le point de départ de l’ascension.

Vers 5-6 :  » Les deux mains au menton, du haut de ma mansarde,
Je verrai l’atelier qui chante et qui bavarde  »

• L’atelier connote une activité bourdonnante des hommes et les deux relatives soulignent l’habitude de la méditation. La mansarde montre les conditions matérielles du poète à loger sous les toits, mais le poète a besoin de s’éloigner des plaisirs du monde (« chastement »). Il y a donc une supériorité spatiale et spirituelle du poète qui n’est pas mêlé à la foule, au commun des mortels. Cependant, l’imagination ne l’écarte pas des hommes et le renvoie à la contemplation.

Vers 7-8 :  » Les tuyaux, les clochers, ces mâts de la cité,
Et les grands ciels qui font rêver l’éternité.  »

• Ces deux vers présentent une énumération composée de métonymies : « Les tuyaux » pour les cheminées des usines, et « les clochers » pour les édifices religieux.
• Le terme « Mât de la cité » est une métaphore qui assimile la ville à une gigantesque nef, évoquant ainsi le monde des voyages. Les allitérations et les assonances créent la musicalité.
• Le terme « Les ciels » appartient au vocabulaire pictural.
« Qui font rêver l’éternité » : les lignes verticales montrent le mouvement ascensionnel vers les cieux.

Cette inspiration urbaine est soumise à des choix qui expliquent de façon lyrique ce que Baudelaire retient du monde qui l’entoure et qu’il rejette. La transformation musicale est faîte par les bruits de la ville et des clochers. Toutes les perceptions auditives sont modifiées dans un sens musical, et de même pour les perceptions visuelles. Le mot « cité » est une métaphore, qui exprime un monde idéalisé créé par la confusion de la ville, du ciel, et de la mer.

II. Les 18 vers : 4 tableaux

L’enchantement résume les images oniriques et ouvre la seconde strophe du poème constituée de quatre tableaux, expression d’un petit art poétique.

A. Le premier tableau

Vers 9 – 12 :  » Il est doux, à travers les brumes, de voir naître
L’étoile dans l’azur, la lampe à la fenêtre
Les fleuves de charbon monter au firmament
Et la lune verser son pâle enchantement  »

• Les mots « firmament », « brume », « étoile », « azur », « lampe », « lune » évoquent le champ lexical de la lumière. Cependant, elle est perçue de façon atténuée, progressive. Ces expressions donnent un univers magique au crépuscule urbain, c’est une ville de lumière et de mouvement. Ce mouvement est souligné par le rejet du vers 9 au vers 10.

Vers 10 : Ce spectacle anodin devient une très grande source d’inspiration au poète. Le monde est secret, banal, mais inspirateur par son caractère anonyme (cf. Fenêtre).

Vers 11 : Le mouvement est ascensionnel pour la fumée des cheminées d’usine. Il y a une opposition de sens entre le firmament dont la lumière est éclatante et la noirceur du charbon.

Vers 12 : Ce vers s’oppose au précédent par les termes « monter » et « verser ». Il est une métaphore pour désigner la clarté lunaire. Cet atmosphère éveille la sensibilité du poète qui lui permet d’apprécier cet univers onirique.

Le terme « enchantement » a une valeur d’anticipation : c’est le résultat d’un sortilège ou d’une magie quelconque.

B. Le second tableau

Vers 13 – 16 :  » « Je verrai les printemps, les étés, les automnes ;
Et quand viendra l’hiver aux neiges monotones,
Je fermerai partout portières et volets
Pour bâtir dans la nuit mes féeriques palais.  »

Le terme « verrai » a valeur de conditionnel. On remarque la revendication de la solitude du poète qui reste étranger aux bruits de l’extérieur. Il est emporté dans le cycle des saisons. Il échappe au flux du temps par son imagination. L’emploi du pluriel pour les saisons montre une durée longue et indéterminée. Il veut faire de l’homme un poète ensoleillé, car le poète transforme le ciel pour échapper à la laideur du monde (« bâtir » est le travail de création du poète).

Vers 15 et 16 : Il y a un retour au thème de la fenêtre, une insistance avec une allitération en [p], et l’absence d’article. La valeur de l’adverbe « partout » marque une volonté de s’isoler du monde (cf. Rêve parisien). Ce monde idéal est un monde minéral : les constructions, un monde de palais, de jets d’eau.

C. Le troisième tableau

Vers 17 – 20 :  » Alors je rêverai des horizons bleuâtres,
Des jardins, des jets d’eau pleurant dans les albâtres,
Des baisers, des oiseaux chantant soir et matin,
Et tout ce que l’Idylle a de plus enfantin.  »

Il s’agit d’une nature domestiquée par l’homme, organisée, avec des jardins merveilleux. Il n’y a dans ces quatre vers que des pluriels, qui marquent la richesse, l’abondance et la profusion.
« Bleuâtres » : C’est une couleur qui s’estompe, une couleur du rêve.

Vers 18 : Le terme « albâtres » est une métonymie pour désigner la vasque des fontaines, il connote la pureté ainsi que la blancheur.
Notons une opposition de sens entre les termes « pleurant » et « chantant ».
Les allitérations en [f] et en [d] donnent au poème une musicalité.

Vers 19 : Il y a un cycle d’éternité qui permet le renouvellement des émotions.

Vers 20 : Le terme « baisers » doit se comprendre avec « Idylle » qui exprime le bonheur platonique. Le mot « enfantin » a une connotation de pureté, d’innocence.

D. Le quatrième tableau : un sizain

Vers 21 – 26 :  » L’émeute, tempêtant vainement à ma vitre,
Ne fera pas lever mon front de mon pupitre
Car je serai plongé dans cette volupté
D’évoquer le Printemps avec ma volonté,
De tirer un soleil de mon cœur, et de faire
De mes pensers brûlants une tiède atmosphère.  »

L’allégorie de l’émeute renvoie au contexte historique, à l’agitation sociale de l’époque. Les allitérations en [t] et en [m] qui sont des sons « durs » montrent la violence.
La fréquence des participes présents créée une assonance en [ant]. « Vainement » montre que le poète ne les entend pas, ne les voit pas, il a donc fermer ses sens à l’inverse du début.
Le poète restera absorbé dans sa méditation, dans son travail, effort de la création qui est un acte de sa volonté.
Le « pupitre » rappelle le thème de l’enfance. Le poète est un effort familier des genres poétiques traditionnels. Il ne veut pas innover mais rester fidèle.
Notons l’enjambement du vers 23 au vers 24.
La poésie ressemble à de la sorcellerie évocatoire qui fait intervenir la sensibilité, le cœur et l’esprit.
Le terme « volupté » évoque le plaisir qu’éprouve le poète. Il s’agit d’une liberté totale de l’imaginaire qui crée un monde merveilleux.
Le terme « Printemps » contraste avec les saisons que le poète a déjà pu observer.

Vers 25 : Le soleil a plusieurs connotations : c’est une métaphore qui suggère la lumière, la chaleur, le bonheur, une liberté totale de création. Le poète peut en créant un soleil « enlever » le spleen.

Vers 26 : Il y a une note de douceur, qui rappelle celle de « La Vie antérieure« . Le thème de douceur est repris du vers 9.
La poésie nous libère de notre solitude et de nos souffrances pour arriver à un quiétisme.
On observe un chiasme entre « pensers brûlants » et « tiède atmosphère » : C’est une sensation physique. Ainsi, les termes « pensers » et « atmosphère » ne sont que des plaisirs intellectuels.

Conclusion

Le titre qui pouvait orienter vers une composition descriptive comparable à celle d’un peintre est à prendre de façon métaphorique et symbolique. Il s’agit de transformer la poésie des paysages perçus, qui conduisent à une récréation proche du domaine du rêve. Le poème est consacré à deux étapes de la création qui justifient les deux strophes. Le poète abandonne la réalité pour passer à la description du rêve. Il y a évocation d’un univers somptueux, unique et minéral.

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