Jean de La Fontaine

La Fontaine, Fables, Le Rat et l’Huître

Fable étudiée

Un Rat hôte d’un champ, Rat de peu de cervelle,
Des Lares paternels un jour se trouva sou.
Il laisse là le champ, le grain, et la javelle,
Va courir le pays, abandonne son trou.
Sitôt qu’il fut hors de la case,
Que le monde, dit-il, est grand et spacieux !
Voilà les Apennins, et voici le Caucase :
La moindre taupinée était mont à ses yeux.
Au bout de quelques jours le voyageur arrive
En un certain canton où Thétys sur la rive
Avait laissé mainte Huître ; et notre Rat d’abord
Crut voir en les voyant des vaisseaux de haut bord.
Certes, dit-il, mon père était un pauvre sire :
Il n’osait voyager, craintif au dernier point :
Pour moi, j’ai déjà vu le maritime empire :
J’ai passé les déserts, mais nous n’y bûmes point.
D’un certain magister le Rat tenait ces choses,
Et les disait à travers champs ;
N’étant pas de ces Rats qui les livres rongeants
Se font savants jusques aux dents.
Parmi tant d’Huîtres toutes closes,
Une s’était ouverte, et bâillant au Soleil,
Par un doux Zéphir réjouie,
Humait l’air, respirait, était épanouie,
Blanche, grasse, et d’un goût, à la voir, nonpareil.
D’aussi loin que le Rat voir cette Huître qui bâille :
Qu’aperçois-je ? dit-il, c’est quelque victuaille ;
Et, si je ne me trompe à la couleur du mets,
Je dois faire aujourd’hui bonne chère, ou jamais.
Là-dessus maître Rat plein de belle espérance,
Approche de l’écaille, allonge un peu le cou,
Se sent pris comme aux lacs ; car l’Huître tout d’un coup
Se referme, et voilà ce que fait l’ignorance.

Cette Fable contient plus d’un enseignement.
Nous y voyons premièrement :
Que ceux qui n’ont du monde aucune expérience
Sont aux moindres objets frappés d’étonnement :
Et puis nous y pouvons apprendre,
Que tel est pris qui croyait prendre.

La Fontaine, Fables

Introduction

La poésie vient du latin « fabula » qui signifie « récit à base d’imagination destiné à dégager un précept », et donc une morale. Les anciens utilisaient la poésie pour en venir le plus vite possible au côté moralisateur de leur œuvre. La Fontaine, célèbre poète français du XVIIème siècle, appartenant au courant « classique« , nous conte à travers « Le Rat et L’huître » une fable au registre humoristique où il dégage plusieurs enseignements en décrivant un rat, ayant quitté son élément et voulant découvrir le monde.

Lecture du texte puis annonce des axes : La cassure dans cette fable entre le récit et la morale est très marquante, et les deux parties ne se ressemblent pas. Nous verrons tout d’abord l’art et la fantaisie du récit dans cette fable, puis nous exprimerons le problème de la morale.

I. L’art du récit dans cette fable

A. La structure du récit

v1 et v2 : esquisse de la situation.

v3 et v4 : départ du rat. N’utilise pas de mot de liaison.

v5 à v8 : 1ère expérience du vaste monde : naïveté prétentieuse du rat marquée par l’utilisation de la diérèse ‘spac(i)eux’ (prononciation noble) avec un commentaire du narrateur : « la moindre taupinée était monde à ces yeux »

v13 à v16 : l’auteur dégonfle la prétention du rat

v21 à v33 : disparition physique du rat puis rideau : pas de mot de liaison.
Au final : l’auteur fait des économies de moyens – efficacité du récit – humour/drôlerie : art délicieux du commentaire qui remet les choses à leur place.

B. La vivacité du récit

Discours direct utilisé à trois reprises : lorsque le rat fait l’éloge du monde qu’il découvre (v6) – voit le nouveau monde (v13) – voit l’huître (v27).

Souplesse de la versification : – rimes – alexandrins et octosyllabes – enjambements et rejets. Utilisation de toutes les sortes de rimes : plates = récit rapide ; embrassées et croisées = récit plus complexe.

Le jeu des temps : passage du passé au présent/ passage du présent au passé (au début du texte notamment).

Transition : Le poète, à travers un récit très structuré et vivant, y ajoute toute une fantaisie qui rend son histoire humoristique et plaisante.

II. La fantaisie du récit dans la fable

A. Le mélange des tons

– Utilisation notamment du langage burlesque.
– Utilisation d’un vocabulaire mythique : « Caucase » ; « Thétys »
– Utilisation du vocabulaire du monde animal : dimensions petites, mesquines.

Le vocabulaire mythique donnant un effet de grandiose et le vocabulaire animal un effet ‘terre à terre’
Avec une citation dégradante du Rat qui croyant bien faire cite Picchrocole = le plus fou dans ‘Gargantua’ de Rabelais.

B. La personnification des animaux

‘Maître Rat’ : description du physique/l’animal parle/description d’un caractère + description élogieuse de l’huître qui peut être comparée à une femme : « blanche », « grasse ».

C. La saveur des descriptions et des comparaisons

Métonymies au début du texte : ‘grain’ ‘javelle’. Javelle (sorte de blé coupé).

Rappel : métonymie : figure de désignation d’une réalité au moyen d’une autre qui lui est proche.

Perspective burlesque : comparaison de l’huître avec les ‘vaisseaux de haut bord’ que voit le rat.

La Fontaine joue sur les mots : – ‘N’étant pas de ces Rats qui les livres rongeant se font savants jusqu’aux dents’ : ici, le verbe ronger est pris au premier sens.
– ‘Et le disait à travers champs’ : 2 significations : sens propre + à tord et à travers. Rappelle aussi d’où il vient et où il aurait dû rester.

Transition : Comme nous venons de le voir, le récit est très vivant et plaisant, ce qui marque une forte opposition avec la morale.

III. Le Problème de la morale

A. L’auteur fait un rappel en premier lieu

Il rappelle les contraintes liées à la fable, c’est à dire qu’il faut une morale.

Morale rejetée, pas annoncée.

Se moque trois fois de lui même : v33, v36, v39.

B. Description de la morale

Elle est explicite.

Elle est placée à la fin du texte : comme la plupart des fables de La Fontaine (ex : ‘Le pouvoir des fables’)

Elle est moins longue que le récit qui lui est allongé par plaisir de l’auteur.

Elle est double voire triple.

C. Contenu de la morale

Deux morales :

– Condamnation de l’ignorance prétentieuse. (de la culture livresque/veut une culture utile, avec action)

– Affirmation de la loi de la jungle : constat de ce qui est = les gros mangent les plus petits.

+ L’éloge de l’expérience (à travers le récit)

D. Ton utilisé

Ridiculise l’obligation qu’il a de faire une morale :
Par le champ lexical de la lourdeur didactique : ‘tous les mots qui alourdissent le texte’ (qui ne sont donc pas présents dans le récit)

Conclusion

Cette fable est complètement opposée au modèle de l’Antiquité. La Fontaine allonge son récit par plaisir et traite de manière dégradante la morale. En démarquant violemment son récit de la morale, La Fontaine veut montrer l’absurdité de celle-ci qui commence à le gêner. En la rejetant, il revendique la légitimité de son art et s’affirme en tant que poète expérimenté.

Du même auteur La Fontaine, Fables, Le Coq et la Mouche La Fontaine et Anouilh, La Cigale et la Fourmi, Dissertation La Fontaine, Fables, Le pouvoir des Fables, Première partie La Fontaine, Fables, Le Pâtre et le Lion La Fontaine, Fables, La poule aux œufs d'or La Fontaine, Fables, La laitière et le pot au lait La Fontaine, Fables, Le Vieillard et les trois Jeunes Hommes La Fontaine, Fables, Le Villageois et le Serpent La Fontaine, Fables, La Cour du Lion La Fontaine, Fables, Les Membres et l'Estomac

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