Jean de La Fontaine

La Fontaine, Fables, Le Villageois et le Serpent

Fable étudié

Esope conte qu’un Manant,
Charitable autant que peu sage,
Un jour d’Hiver se promenant
A l’entour de son héritage,
Aperçut un Serpent sur la neige étendu,
Transi, gelé, perclus, immobile rendu,
N’ayant pas à vivre un quart d’heure.
Le Villageois le prend, l’emporte en sa demeure,
Et sans considérer quel sera le loyer
D’une action de ce mérite,
Il l’étend le long du foyer,
Le réchauffe, le ressuscite.
L’Animal engourdi sent à peine le chaud,
Que l’âme lui revient avec que la colère.
Il lève un peu la tête, et puis siffle aussitôt,
Puis fait un long repli, puis tâche à faire un saut
Contre son bienfaiteur, son sauveur et son père.
Ingrat, dit le Manant, voilà donc mon salaire ?
Tu mourras. A ces mots, plein de juste courroux,
Il vous prend sa cognée, il vous tranche la Bête,
Il fait trois Serpents de deux coups,
Un tronçon, la queue, et la tête.
L’insecte sautillant cherche à se réunir,
Mais il ne put y parvenir.

Il est bon d’être charitable ;
Mais envers qui ? c’est là le point.
Quant aux ingrats, il n’en est point
Qui ne meure enfin misérable.

Introduction

Comme souvent, La Fontaine reprend ici une fable d’Esope, qui met en scène un villageois recueillant un serpent gelé.

I. L’art du récit

A. La mise en place de la scène

Les circonstances sont mises en place en 4 vers, qui constituent un quatrain par le système de rimes croisées : on y trouve le lieu, les champs qui constituent « l’héritage » du paysan ; on y trouve aussi le moment, résumé à l’essentiel, l’hiver. Le froid qui s’y associe sera montré par les adjectifs décrivant l’agonie du serpent, en un vers (au vers 6) : « transi, gelé, perclus » sont trois synonymes qui créent presque une redondance, et montrent l’intensité du froid qui a saisi le serpent.

B. La rapidité caractérise l’ensemble de la scène

La Fontaine passe au présent de narration au vers 8, pour ne revenir au passé que dans le dernier vers de la première strophe ; par ailleurs, les propositions sont juxtaposées et brèves (le vers 12, octosyllabique, contient deux propositions indépendantes de 4 syllabes chacune).

C’est à un sentiment d’urgence qu’obéit le villageois, « n’ayant pas à vivre un quart d’heure » suggérant sa précipitation.

La transformation du serpent est elle aussi marquée par sa rapidité : la tournure « à peine … que … » insiste sur la simultanéité du réchauffement et de la cruauté du serpent. La cruauté est décrite par le terme « colère », qui est un péché capital, et qui souligne l’aveuglement du serpent dans le récit. En deux vers (15 et 16), le serpent est ramené à la vie, progressivement : c’est d’abord la tête que l’on voit bouger dans le vers 15, puis le corps et ses mouvements dans le vers 16.

A ces effets de rapidité s’associe le recours à des octosyllabes, vers particulièrement rapides.

La sentence est exécutée dans l’instant pratiquement de sa profération : les deux coups de hache sont presque imités par la structure du vers 20, qui sépare les deux hémistiches à la fois par la césure et par la virgule qui sépare les deux propositions indépendantes. Le même effet d’imitation place les trois tronçons du serpent côte à côte dans le vers 22.

II. La préparation de la morale

A. Des indices sur les deux personnages

La caractérisation du personnage humain laisse déjà présager que son bon geste ne pourra être récompensé : c’est un « manant » dès le vers 1, c’est-à-dire un roturier même s’il a des biens (« héritage »), mais surtout un homme sans éducation, sans culture. Le vers 2 confirme cette esquisse : si la bonté morale apparaît dans l’adjectif « charitable », et constitue le villageois en bon chrétien, la comparaison d’égalité « autant que peu sage » confirme sa sottise. Le vers 9, qui commence « Et sans considérer » remplit la même fonction.

Le serpent est lui aussi un personnage fortement connoté : il est traditionnellement associé au mal, et en particulier à la perfidie. Le serpent, c’est l’apparence que prend le Diable pour tromper Eve au Paradis et l’inciter à manger le fruit défendu.

B. Les indices sur le jugement final

Vers 17 : gradation ternaire, qui montre la faute du serpent : de bienfaiteur à sauveur (sauveur est supérieur à bienfaiteur, puisque le service rendu est d’ordre vital) ; de sauveur à père, ce qui renforce l’idée de devoir moral (effet comique de « père », le villageois se trouvant assumer la paternité d’un serpent).

Le discours direct du manant est une première énonciation de la morale. En un peu plus d’un vers, il énonce la faute (vers 17, avec l’apostrophe « ingrat ») et rend le verdict dans le rejet du vers 18, en trois syllabes, « tu mourras », au futur proche. La Fontaine, au vers suivant, qualifie son courroux de « juste » et convie le lecteur à y assister, avec le pronom « vous » qui apparaît deux fois dans le vers 20. Il se crée une sorte de jubilation à voir mourir le serpent, les sursauts de son agonie étant dévalorisés par la métaphore de l’insecte, par ses sautillements ridicules, et par son échec.

Quand la morale intervient, à partir du vers 25, elle est déjà entièrement conditionnée par le récit : La Fontaine reprend les deux personnages de son récit et commente l’attitude de chacun, sottise du manant d’une part, et ingratitude du serpent d’autre part.

Conclusion

Fable qui montre quel est le dispositif des fables : un récit plus une morale, mais surtout, un récit entièrement conditionné par la morale.
C’est le pouvoir des fables, avec même la possibilité de dire le contraire, selon ce que le récit prépare (cf. « L’homme et la couleuvre« ).

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