Jean de La Fontaine

La Fontaine, Fables, Le Songe d’un habitant du Mogol

Fable étudiée

Jadis certain Mogol vit en songe un vizir
Aux Champs Elysiens possesseur d’un plaisir
Aussi pur qu’infini, tant en prix qu’en durée
Le même songeur vit en une autre contrée
Un ermite entouré de feux,
Qui touchait de pitié même les malheureux.
Le cas parut étrange, et contre l’ordinaire
Minos en ces deux morts semblait s’être mépris.
Le dormeur s’éveilla tant il en fut surpris.
Dans ce songe pourtant soupçonnant du mystère,
Il se fit expliquer l’affaire.
L’interprète lui dit « Ne vous étonnez point ;
Votre songe a du sens ; et, si j’ai sur ce point
Acquis tant soit peu d’habitude,
C’est un avis des dieux. Pendant l’humain séjour,
Ce vizir quelquefois cherchait la solitude ;
Cet ermite aux vizirs allait faire sa cour. »

Si j’osais ajouter au mot de l’interprète,
J’inspirerais ici l’amour de la retraite
Elle offre à ses amants des biens sans embarras,
Biens purs, présents du ciel, qui naissent sous les pas.
Solitude où je trouve une douceur secrète,
Lieux que j’aimai toujours ne pourrai-je jamais,
Loin du monde et du bruit, goûter l’ombre et le frais ?
Oh! qui m’arrêtera sous vos sombres asiles ?
Quand pourront les neuf sœurs, loin des cours et des villes,
M’occuper tout entier, et m’apprendre des cieux
Les divers mouvements inconnus à nos yeux,
Les noms et les vertus de ces clartés errantes
Par qui sont nos destins et nos mœurs différentes !
Que si je ne suis né pour de si grands projets,
Du moins que les ruisseaux m’offrent de doux objets !
Que je peigne en mes vers quelque rive fleurie !
La Parque à filets d’or n’ourdira point ma vie,
Je ne dormirai point sous de riches lambris
Mais voit-on que le somme en perde de son prix ?
En est-il moins profond, et moins plein de délices ?
Je lui voue au désert de nouveaux sacrifices.
Quand le moment viendra d’aller trouver les morts,
J’aurai vécu sans soins, et mourrai sans remords.

La Fontaine, Fables

Introduction

Il est rare que La Fontaine s’exprime directement et se permette des confidences dans son œuvre. Quelques fables cependant en contiennent, ce qui est surprenant pour un écrivain classique. Ainsi, le « Songe d’un habitant du Mogol » développe durant 22 vers, après un cours récit inspiré de l’Orient, une déclaration lyrique sur les avantages de la retraite, où la première personne du singulier y abonde. L’auteur livre sa conception du bonheur, fait de la solitude contemplative et de la création poétique au sein de la nature.

Le texte comporte donc 2 parties :

– La fable proprement dite inspirée d’un mythe oriental (vers 1 à 17).
– Les réflexions personnelles de La Fontaine (vers 18 à 40).

On remarque une très forte rupture entre ces deux parties :

Une rupture hipographique (un blanc sépare les deux parties).

Une rupture métrique : dans la première partie, alternance d’alexandrins et d’octosyllabes ; dans la seconde partie, seulement des alexandrins.

Une rupture sémantique : en effet, dans la deuxième partie, au vers 18, le mot « ajouter » est essentiel. Il ne s’agit pas d’extraire le sens de la phrase mais d' »ajouter » un sens second à celui qu’elle a déjà délivré.

Ainsi, on distinguera l’apologue teint d’orientalisme et le champ lyrique du poète.

I. Le mythe oriental (vers 1 à 17)

L’histoire est celle d’un dormeur qui vit en songe un roi au paradis et un religieux en enfer. On lui explique alors la signification de son rêve : « Le roi est heureux qui fréquente les couvents des religieux et le religieux devient méchant qui fréquente la cour ». Dans le titre, on note le terme « Mogol » qui correspond dans les Fables à la désignation d’un pays fabuleux.

Du vers 1 au vers 6 :

Le lecteur est plongé dans le temps mystérieux des récits fantastiques (mélange des Champs Élysées grecs et des Turcs).

L’importance du songe est soulignée par l’enjambement des vers 1-2 et 3-4 et par l’ampleur du vers 3 avec son aspect hyperbolique.

Opposition entre le vizir et l’ermite : une opposition de nature morale et sociale.

Opposition entre les « Champs Élysées » (Le paradis des Grecs) et « l’autre contrée » (certainement l’enfer et notons la vision chrétienne de l’enfer par l’existence des feux).

L’octosyllabe (vers 5) souligne l’effrayante vision de ce supplice, alors que le vers 6 met l’accent sur le sentiment.

Du vers 7 au vers 12 :

Au vers 8 : retour inattendu et humoristique à la mythologie grecque avec l’évocation du jugement de « Minos ».

Au vers 9 : le rythme nettement coupé montre que la réalité s’impose au « dormeur ».

Au vers 10 : le rythme lent signifie la recherche méditative du dormeur.

Au vers 12 : le retour à l’octosyllabe montre la brusque décision : il va consulter « l’interprète » des songes dont il est souvent question dans les récits orientaux.

Du vers 12 au vers 17 :

Le songe est alors expliqué : le fabuliste délègue son pouvoir d’interprétation à un personnage de fiction.

L’interprète est conscient de traduite « l’avis des dieux » (vers 15).

Cette parole divine est présentée gravement et pompeusement (vers 13 et 14). Il juge les choses d’en haut comme un sage « pendant l’humain séjour » (vers 15).

Ce jugement est rendu en 2 vers formules (vers 16 et 17) : Le vers 16 est simple et harmonieux et le vers 17 nettement satirique. En effet, on oppose la modestie des gestes du vizir à l’attitude obséquieuse de l’ermite. La notion de solitude est chère à La Fontaine qui voit en elle la possibilité de préserver le rêve.

C’est un épilogue très bref mais très éloquent. Pas de notation psychologique, de scènes dialoguées ou de précisions pittoresques.

II. Les précision lyriques du poète (vers 18 à 40)

Successivement, il évoque l’amour de la retraite, la nostalgie de la solitude, l’astronomie et la poésie, la pauvreté et le sommeil, une mort heureuse.

1. La présentation du sujet : l’amour et la retraite (vers 18 à 21)

Comme s’il avait conscience que de tels épanchements sont audacieux à son époque, le fabuliste commence par 2 vers précautionneux qui énoncent son projet sous une forme hypothétique, renforcés par le verbe « oser ». Il présente ses réflexions comme un simple appendice à la morale tirée par le personnage du récit, qui suggérait que le goût de l’isolement soit supérieur à l’appétit de mondanité. Le verbe « inspirer » montre que La Fontaine cherche non seulement à convaincre la raison, mais aussi à toucher le cœur. Le mot « amour » suggère un sentiment très fort, ainsi que la métaphore filée au vers suivant, où les adeptes de la retraite sont appelés ses « amants ». Le pluriel du mot « bien » et sa répétition soulignent l’abondance des cadeaux ; l’adjectif « purs » et l’opposition « présents du Ciel » insistent sur leur qualité ; le verbe « offrir » et la rime significative « sans embarras » / « sous le pas » indiquent à quel point cette expérience privilégiée, quasi divine, se fait sans effort.

2. La nostalgie de la solitude (vers 22 à 25)

Le langage amoureux persiste avec le verbe « aimer » et l’expression « douceur secrète ». L’allitération en [s] exprime la sensualité présente dans cette rencontre avec la solitude. La place de l’adjectif « secrète » et le fait que ce terme ne rime avec rien souligne son importance. Le jeu sur les temps verbaux révèle une certaine mélancolie : le présent, le passé et le futur montrent la pérennité de ce goût. Toutefois, les 2 dernières phrases interrogatives au futur signifient que l’auteur ne peut s’adonner présentement autant qu’il le voudrait à ses occupations favorites. Il n’en précise pas la cause, mais le début du vers 24 peut faire penser que les obligations sociales, la nécessité de trouver et conserver des protecteurs, de fréquenter les salons et la cour lui pèsent.

Deux univers s’opposent en deux hémistiches, où « l’ombre et le frais » sont préférés au monde et au bruit. La Fontaine reprend ici la deuxième Paucolique de Virgile, où les berges célèbrent les charmes de la campagne italienne. Il est l’un des rares écrivains de son siècle à peindre la nature, et des témoignages contemporains sur son caractère prouvent la véracité et la vivacité de son attachement aux vertes campagnes.

3. Astronomie et poésie (vers 26 à 33)

Il ne mentionne pas ses activités de maître des eaux et des forêts, mais deux occupations nobles de l’esprit humain, mises sous le patronage des Muses, désignées par une périphrase traditionnelle : « Les neuf Sœurs » (Uranie s’intéresse particulièrement à l’astronomie, Euterpe à la poésie lyrique). Dans le passage des « Géorgiques » repris ici, Virgile exaltait déjà l’étude des astres comme activité privilégiée du poète. Il insiste de nouveau sur la nécessité de l’isolement, seul propice à ses arts (vers 26). Cette association s’explique aisément dans le contexte du XVIIème siècle, où la cour de Louis XIV et la capitale constituaient les deux pôles de la mondanité. Le pluriel vient de la volonté de donner au texte une valeur universelle. Selon le poète, l’agitation détourne de l’essentiel, et l’empêche de s’adonner pleinement à l’étude de la nature, comme le souligne l’enjambement du vers 27.

A. L’astronomie

L’astronomie, dès l’antiquité, fut considérée comme une science propre aux plus hauts esprits. La Fontaine perpétue cette tradition en la plaçant en premier, et se présente comme un élève de la nature, qui cherche à « apprendre » les lois. Les astres sont désignés de façon poétique par la périphrase « clartés errants ».
Le vers 30 rappelle la croyance selon laquelle les étoiles influencent la vie des hommes. La Fontaine se place sur le plan de la simple rêverie autour des astres, et du prestige qui les entoure.

B. La poésie

La noblesse de l’astronomie est encore évoquée au vers 31. Modeste, La Fontaine ne s’estime peut-être pas capable de s’ouvrir à des connaissances aussi complexes. La poésie le contentera, mais pas n’importe laquelle : il s’agit de peindre la nature et non les actions humaines. Parmi les multiples genres littéraires, il ne retient que la description poétique des beautés naturelles. La nature n’est pas totalement absente de son oeuvre et sert souvent de cadre aux fables.
Dans l’expression « doux objets » (vers 32), le second mot, assez vague signifie « spectacles », mais il appartient aussi au vocabulaire amoureux de l’époque pour désigner la personne aimée : la sensualité présentée au début du texte réapparaît peut-être ici. Les points d’exclamation traduisent ainsi le lyrisme du poète ainsi que les subjonctifs de souhait (vers 32 et 33).

4. L’éloge de la pauvreté et du sommeil (vers 34 à 37)

Conscient de la modestie de cet idéal, il va insister sur sa valeur réelle, en glorifiant cette vie et ce cadre simple, qui valent largement à ses yeux le luxe et l’agitation mondaine : à l’ambition sociale, il oppose le sommeil, aux « riches lambris » des demeures citadines, la verdure des nuits à la belle étoile ou le toit dépouillé d’une maison campagnarde. Mais ces oppositions se font avec discrétion, car il ne nomme que certains des membres de ces associations antithétiques. D’autre part, ce thème du sommeil et celui de la pauvreté sont intimement liés.

A. La pauvreté

La mythologie lui sert encore pour préférer avec l’image des « filets d’or » maniés par les Parques (vers 34), une existence pauvre ou du moins de condition moyenne. La Fontaine transforme légèrement la tradition avec le verbe « ourdir » (préparer une chaîne en réunissant les fils en nappe et en les tendant avant le tissage). Il imagine, de plus, que la matière du fil symbolise la condition sociale, l’or représentant donc l’opulence.

B. Le sommeil

Amené de façon apparemment fortuite par l’image des riches lambris, le sommeil se voit ensuite accorder une place importante, qui correspond certainement au tempérament de l’auteur. Dormir plaît beaucoup à notre fabuliste qui, sans les détailler, célèbre « les délices » et la profondeur de cette action. Un tel éloge, aux accents personnels et sincères, est rare dans la littérature.

5. Une mort heureuse (vers 38 à 40)

La métaphore des Parques amène sans doute l’évocation de la mort. Selon La Fontaine, l’existante qu’il préfère accorde aussi, parmi ses multiples dons, une fin sereine, dégagée des soucis de l’ambition propre aux courtisans toujours insatisfaits dans leur course effrénée vers la richesse.

Conclusion

Ce texte original tranche avec la satire et l’ironie habituelle dans les Fables. Mais il présente un idéal finalement assez proche de la morale mesurée qu’elles préconisent : la critique de la cour et des ambitions sociales, la préférence pour les conditions moyennes mais calmes reviennent sans cesse dans les recueils. La condamnation du luxe inutile et malfaisant, opposé à la sobriété heureuse de la vie campagnarde appartient d’ailleurs à une longue tradition. Mais le « Songe d’un habitant du Mogol » vaut surtout par son lyrisme et son caractère autobiographique, caractère rare au XVIIème siècle, surtout à l’époque classique.

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