Jean de La Fontaine

La Fontaine, Fables, Le Chêne et le Roseau

Fable étudié

Le Chêne un jour dit au Roseau :
« Vous avez bien sujet d’accuser la Nature ;
Un Roitelet pour vous est un pesant fardeau.
Le moindre vent, qui d’aventure
Fait rider la face de l’eau,
Vous oblige à baisser la tête :
Cependant que mon front, au Caucase pareil,
Non content d’arrêter les rayons du soleil,
Brave l’effort de la tempête.
Tout vous est Aquilon, tout me semble Zéphyr.
Encor si vous naissiez à l’abri du feuillage
Dont je couvre le voisinage,
Vous n’auriez pas tant à souffrir :
Je vous défendrais de l’orage ;
Mais vous naissez le plus souvent
Sur les humides bords des Royaumes du vent.
La nature envers vous me semble bien injuste.
– Votre compassion, lui répondit l’Arbuste,
Part d’un bon naturel ; mais quittez ce souci.
Les vents me sont moins qu’à vous redoutables.
Je plie, et ne romps pas. Vous avez jusqu’ici
Contre leurs coups épouvantables
Résisté sans courber le dos ;
Mais attendons la fin. « Comme il disait ces mots,
Du bout de l’horizon accourt avec furie
Le plus terrible des enfants
Que le Nord eût portés jusque-là dans ses flancs.
L’Arbre tient bon ; le Roseau plie.
Le vent redouble ses efforts,
Et fait si bien qu’il déracine
Celui de qui la tête au Ciel était voisine
Et dont les pieds touchaient à l’Empire des Morts.

La Fontaine, Fables, (I, 22)

Introduction

Jean de La Fontaine est un célèbre poète moraliste du XVIIème siècle. Poèmes, récits chargés d’une dimension morale et saynètes tout à la fois, les Fables de La Fontaine n’ont cessé de susciter l’admiration et de servir de modèle depuis plus de trois siècles.

L’une des plus célèbres d’entre elles, « Le Chêne et le Roseau », présente la double originalité, d’une part de personnifier non des animaux mais des végétaux, d’autre part de se présenter comme un pur récit, la morale de l’histoire semblant pour une fois secondaire voire absente.

Le récit semble construit en deux étapes : dans un premier temps (vers 2 à 17), le chêne tient un discours humiliant au roseau ; dans une deuxième partie, ce dernier, loin de rester indifférent, ironise, relève le gant et, confiant, s’en remet à un arbitrage supérieur (vers 18 à vers 24). La tirade de l’un et la réponse de l’autre méritent à coup sûr un examen attentif.

I. Origine et organisation du pari

1. Position du chêne

C’est un bavard (seize vers, dont la moitié sont des alexandrins, vers particulièrement solennel et majestueux). Son discours s’ouvre et se clôt sur une remarque incitant le roseau à se plaindre en dénigrant la Nature :« Vous avez bien sujet d’accuser la Nature » (2)« La Nature envers vous me semble bien injuste » (17) En agissant ainsi, il ouvre donc les hostilités doublement. Tout se passera en effet comme si « la Nature » avait eu à cœur de punir cette accusation d’injustice la visant directement (« Acceptons-nous tels que la Nature nous a faits » semble dire le fabuliste).

Par ailleurs, le chêne cherche à humilier et à blesser directement le roseau. La souplesse de ce dernier lui apparaît comme un défaut : il ricane de le voir courbé sous le poids d’un roitelet (3) ou le souffle de la plus légère brise (4 à 6).

Il se surestime ensuite tellement qu’il ose comparer sa frondaison à un massif montagneux prestigieux : le Caucase ! (700 kms de long, point culminant : 5633m). Rien de moins. Son autosatisfaction, sa fatuité sont indissociables de sa volonté de ridiculiser et d’intimider le fluet roseau.

Gonflé d’orgueil, le chêne en rajoute dans un vers où le parallélisme syntaxique, phonétique et rythmique renforce l’antithèse : « Tout vous est aquilon, tout me semble zéphyr ». La comparaison entre la violence de l’aquilon et la légèreté du zéphyr sert ici à illustrer la force prodigieuse du chêne. Ce dernier profite de la situation : le caractère grêle du roseau fait ressortir sa robustesse. A la plus grande puissance s’oppose la plus grande légèreté. Le chêne trouve encore le moyen de se complimenter dans quatre vers : si le roseau se trouvait sous son feuillage, il le protègerait ! (11 à 16) A la fois brimade supplémentaire et nouvelle occasion d’autosatisfaction, le compliment est surtout remarquable parce qu’il ne coûte rien : le roseau pousse loin du chêne et la situation est purement hypothétique.

Trois articulations logiques attestent que le discours de l’arbre est argumentatif, mais il n’a pas convaincu le roseau pour autant. Hautain, condescendant, méprisant, blessant, prétentieux, imbu de lui-même, paternaliste, tel est le chêne selon La Fontaine.

2. Position du roseau

A cet acte d’accusation provocateur, le roseau, conformément à sa « Nature », semble n’opposer qu’une faible résistance : six vers seulement (18 à 24). Il commence par une concession : oui, c’est vrai, le chêne a « jusqu’ici » (21) « résisté sans courber le dos » (23) aux « coups épouvantables » (22) des vents.

Mais l’humble roseau ne craint pas de démentir ce que le chêne présentait comme une vérité universelle ne souffrant aucune exception : « les vents [lui] sont moins qu’[au chêne] redoutables » (20). Ce décasyllabe (seul vers de ce format) contient tout simplement la réfutation intégrale de la thèse du chêne. Insidieusement, le roseau glisse même aussitôt l’argument qui fonde cette thèse audacieuse : « [il] plie, et ne rompt pas » (21), ce qui est une façon habile de suggérer : « vous ne courbez pas le dos, mais vous vous romprez ».

Perfide, il feint de prendre pour de la compassion (18), ce qui était pur mépris et affecte de croire que l’orgueilleux chêne a « un bon naturel » (19). Deux articulations logiques (mais 19, 24) : elles permettent de passer de la concession à la réfutation : la petite plante choisit l’économie de moyens et préfère éviter la joute verbale. Humilité, modestie, confiance en soi, et aussi, on le voit, tranquille ironie, voilà la réponse du roseau.

3. Appel de l’arbitre

Habileté aussi, car en ajoutant « attendons la fin » (24), il signifie au chêne qu’il accepte de parier avec lui et qu’il veut bien en appeler à l’arbitrage d’une force susceptible de les départager.

Cette force, ils en parlent depuis un moment : le vent (4), la tempête (9), l’aquilon (10), le zéphyr (10), l’orage (14), le vent (16), les vents (20), les coups épouvantables [des vents] (22). Le vent est leur principal sujet de conversation, son apparition est en quelque sorte préparée.

Transition : nous venons d’analyser tout ce qui fait l’intérêt de ce récit chargé de ce suspense, on pourrait presque dire de cette « épreuve sportive ». Essayons de voir à présent si derrière le poème, il n’y a pas message, leçon ?

II. Visée et portée de la fable

1. Visée de la fable

Retournement de situation et issue tragique du concours

Le championnat démarre dès l’arrivée du vent, lequel apparaît pour la circonstance sous une forme redoutable : c’est « Le plus terrible des enfants / Que le Nord eût portés jusque-là dans ses flancs », autrement dit, c’est plus qu’une tornade, c’est un cyclone, un ouragan, un typhon. * La symétrie du vers 28 crée un effet de suspense en réservant quatre syllabes pour chaque concurrent : « L’arbre tient bon ; le roseau plie ». Comme aucun des deux n’emporte la décision, le vent se fait plus violent : il « redouble ses efforts » (29). Le duel se termine en faveur du roseau que sa souplesse a sauvé mais son succès n’est possible qu’au prix de la mort du chêne, ce qui confère à la fable un caractère tragique. Et dans cette tragédie, le rôle de la fatalité a été joué par le personnage du vent.

Présence discrète du narrateur

Il n’est pas un reporter neutre.

a. Metteur en scène habile

Sa discrétion est grande car dès le deuxième vers, il remplace son récit par deux discours rapportés qui s’étendent sur plus de vingt-trois vers. Ensuite, il joue le rôle de journaliste sportif, mais en dramatisant son compte rendu par deux périphrases pompeuses : une pour le vent (« Le plus terrible des enfants / Que le Nord eût portés jusque-là dans ses flancs », une pour le chêne (« Celui de qui la tête au ciel était voisine / Et dont les pieds touchaient à l’empire des morts », mettant ainsi aux prises des colosses surhumains.

La phase la plus palpitante, celle où chêne et roseau luttent contre le vent, est rapportée au présent de narration pour donner plus de vie à l’action. Étant donné la finesse de jugement du roseau , sa capacité à ironiser, à garder ses distances, à fuir un ton emphatique, comment ne pas penser que le narrateur ne coïncide pas un peu avec ce roseau, en tout cas dans une phrase comme « Mais attendons la fin » ?

b. Un poète

Les classiques voulaient instruire (c/ Un moraliste) et plaire. Notre récit est en effet poétisé par plusieurs procédés. Les symétries jouent des rôles divers. Celle du vers 10 est une comparaison dans laquelle le roseau sert au chêne de faire-valoir. Celle du vers 28 fait durer le suspense. Cette diversité est délibérément recherchée par le fabuliste. Les inversions ajoutent aussi de l’agrément au récit : « mon front, au Caucase pareil », « Celui de qui la tête au ciel était voisine ». La métaphore du vers 16, en définissant le type de paysage qu’affectionne le roseau, est particulièrement poétique et suggestive : « Sur les humides bords des royaumes du vent ».Un même soin est apporté à la versification : certains phonèmes, en se répétant, musicalisent le poème : « Contre leurs coups épouvantables / Résisté sans courber le dos » (dans ces [k] et [u] répétés, on entend presque les bourrasques) ; « Et fait si bien qu’il déracine / Celui de qui la tête au ciel était voisine » (on entend là aussi un sifflement fait de [s] et de [i] répétés).

L’alternance des octosyllabes et des alexandrins introduit de la variété dans les tempos et les rythmes. L’unique décasyllabe met en évidence une donnée qui va apparaître prophétique : « Les vents me sont moins qu’à vous redoutables ». Quant à la diérèse de « com-pa-ssi-on », elle attire l’attention sur l’ironie du roseau. Les rimes, variées elles aussi, permettent de solidariser discours et récit d’une part, discours du chêne et discours du roseau d’autre part.

c. Un moraliste

En dépit de l’absence de moralité explicite, le narrateur est aussi un moraliste.

Dans le titre, l’article défini singulier « le » confère aux deux personnages une valeur générale allégorique : La Fontaine, qui a observé les hommes, prête au chêne et au roseau des comportements humains.

2. Portée de la fable

a. Lecture sociale et psychologique

Le vers 6 « vous oblige à baisser la tête » s’oppose trop au vers 7 « Cependant que mon front, au Caucase pareil » pour qu’on ne puisse pas voir dans les deux végétaux personnifiés de la fable, la mise en scène symbolique de deux groupes sociaux que tout oppose : les puissants et les misérables.

On a vu le roseau esquiver habilement le conflit. Il y a peut-être là un conseil glissé par le fabuliste à ceux qui sont en bas de l’échelle sociale : restez humbles et modestes : rien ne sert de braver les plus puissants.

Ceux qui se vantent de ne jamais courber le dos et de toujours résister aux puissants sont les plus fragiles. Ne jouez pas au grand sinon vous serez trahi par ce que vous avez de petit.

Mieux vaut être modeste qu’arrogant, conciliant que rigide, humble que satisfait et sûr de soi ; soyons pragmatiques. Il vaut mieux savoir s’adapter que de se crisper et de s’entêter devant plus fort que soi.

b. Lecture philosophique

La Nature est sacrée.

On n’accuse pas impunément l’ordre naturel du monde (qui est la création de Dieu).

Enfreindre les lois de la nature est vain et imprudent. Acceptons-nous tels que la nature nous a faits.

c. Lecture politique

Comment ne pas rapprocher la mésaventure du surintendant de Louis XIV, Fouquet, avec celle du chêne ?

Dans cette perspective, le roseau peut être rapproché de l’attitude de La Fontaine, habile à trouver des formules où la critique est dissimulée, des moyens d’éviter de dire directement les choses qui fâcheraient le souverain, des récits d’apparence anodine qui révèlent une observation des hommes sans complaisance.

Conclusion

Ainsi donc, comme on le pressentait, « Le Chêne et le Roseau » est plus qu’un poème, c’est un texte à visée didactique et morale, conformément au genre de la fable, mais aussi à la doctrine des Classiques : instruire et plaire. Pour Esope dont s’inspire La Fontaine le récit illustrait la morale, se mettait à son service.

On voit bien qu’ici, le poète La Fontaine a pris le dessus (son côté Maître des Eaux et Forêts), que la parole est donnée à la seule Nature pour le plus grand plaisir des lecteurs dont la liberté d’interpréter et de rêver est mieux respectée.

On peut rapprocher ce texte de la fable d’Esope « Le roseau et l’olivier » dont s’est inspiré La Fontaine.

Annexe : texte écho

ESOPE, fable 143
Le Roseau et l’Olivier

Le roseau et l’olivier disputaient de leur endurance, de leur force, de leur fermeté. L’olivier reprochait au roseau son impuissance et sa facilité à céder à tous les vents. Le roseau garda le silence et ne répondit mot. Or le vent ne tarda pas à souffler avec violence. Le roseau, secoué et courbé par les vents, s’en tira facilement ; mais l’olivier, résistant aux vents, fut cassé par leur violence.
Cette fable montre que ceux qui cèdent aux circonstances et à la force ont l’avantage sur ceux qui rivalisent avec de plus puissants.

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