Jean de La Fontaine

La Fontaine, Fables, Le Pâtre et le Lion – Le Lion et le Chasseur

Fable étudié

Les fables ne sont pas ce qu’elles semblent être ;
Le plus simple animal nous y tient lieu de maître.
Une morale nue apporte de l’ennui :
Le conte fait passer le précepte avec lui.
En ces sortes de feinte il faut instruire et plaire,
Et conter pour conter me semble peu d’affaire.
C’est par cette raison qu’égayant leur esprit,
Nombre de gens fameux en ce genre ont écrit.
Tous ont fui l’ornement et le trop d’étendue.
On ne voit point chez eux de parole perdue.
Phèdre était si succinct qu’aucuns l’en ont blâmé;
Ésope en moins de mots s’est encore exprimé.
Mais sur tous certain Grec renchérit et se pique
D’une élégance laconique;
Il renferme toujours son conte en quatre vers ;
Bien ou mal, je le laisse à juger aux experts.
Voyons-le avec Ésope en un sujet semblable.
L’un amène un Chasseur, l’autre un Pâtre, en sa fable.
J’ai suivi leur projet quant à l’événement,
Y cousant en chemin quelque trait seulement.
Voici comme à peu près Ésope le raconte.
Un Pâtre, à ses Brebis trouvant quelque mécompte,
Voulut à toute force attraper le Larron.
Il s’en va près d’un antre, et tend à l’environ
Des lacs à prendre Loups, soupçonnant cette engeance.
Avant que partir de ces lieux,
Si tu fais, disait-il, ô Monarque des Dieux,
Que le drôle à ces lacs se prenne en ma présence,
Et que je goûte ce plaisir,
Parmi vingt Veaux je veux choisir
Le plus gras, et t’en faire offrande.
A ces mots sort de l’antre un Lion grand et fort.
Le Pâtre se tapit, et dit à demi mort :
Que l’homme ne sait guère, hélas! ce qu’il demande !
Pour trouver le Larron qui détruit mon troupeau,
Et le voir en ces lacs pris avant que je parte,
Ô Monarque des Dieux, je t’ai promis un Veau :
Je te promets un boeuf si tu fais qu’il s’écarte.

C’est ainsi que l’a dit le principal auteur :
Passons à son imitateur.

Un Fanfaron amateur de la chasse,
Venant de perdre un Chien de bonne race,
Qu’il soupçonnait dans le corps d’un Lion,
Vit un berger. Enseigne-moi, de grâce,
De mon voleur, lui dit-il, la maison,
Que de ce pas je me fasse raison.
Le Berger dit : C’est vers cette montagne.
En lui payant de tribut un Mouton
Par chaque mois, j’erre dans la campagne
Comme il me plaît, et je suis en repos.
Dans le moment qu’ils tenaient ces propos,
Le Lion sort, et vient d’un pas agile.
Le Fanfaron aussitôt d’esquiver.
O Jupiter, montre-moi quelque asile,
S’écria-t-il, qui me puisse sauver.

La vraie épreuve de courage
N’est que dans le danger que l’on touche du doigt.
Tel le cherchait, dit-il, qui changeant de langage
S’enfuit aussitôt qu’il le voit.

La Fontaine, Fables (VI, 1 et 2)

I. Le rôle de la première strophe

Elle correspond à une réflexion générale de La Fontaine sur les fables et leur pouvoir. Il va établir une double supériorité :

Les fables sont supérieures aux textes non narratifs, qui présentent une morale pure, l’adjectif « nue » soulignant leur pauvreté. Le mot « conte » est ici à prendre au sens de récit, la fable contenant donc un conte. Un texte de morale ne peut correspondre qu’à la fonction d’instruire, pas à celle de plaire.
Les fables sont supérieures aux simples récits (résumé par « conter pour conter ») :
Les deux premiers vers insistent sur la portée des fables, qui ne constituent pas un simple jeu d’enfant. Le deuxième vers, en particulier, montre comment le lecteur de la fable est soumis à la narration qui lui est faite, avec le terme « maître ».
On trouve donc un champ lexical de l’apparence, avec le premier vers et le terme « feintes » du vers 5 : sous couvert de honte, la fable remplit sa fonction « instruire et plaire », qui reprend les deux branches de la rhétorique, « convaincre et persuader ». L’enjeu moral final est la fonction de la fable.
Son efficacité tient aussi à son caractère rapide, et La Fontaine s’en prend, au vers 6, aux auteurs qui écrivent des récits très développés.
La Fontaine choisit ensuite des arguments d’autorité, en citant des auteurs de fables (« fameux » renvoie à leur réputation). Il cite ses maîtres, Phèdre et Esope, mais aussi un fabuliste moins connu, Babrias, et défend leur art de la brièveté (même en s’élevant contre l’opinion inverse au vers 11, la réputation de Phèdre servant de réfutation à l’argument de la brièveté excessive). Pour mettre en valeur cette notion, La Fontaine intercale un octosyllabe au vers 14, le laconisme de Babrias se trouvant ainsi exprimé par un vers plus court. Il établit également un système de comparaison entre les trois fabulistes, en les présentant dans l’ordre croissant de leur brièveté.

La Fontaine va organiser une sorte de concours entre Esope et Babrias, et provoquer ainsi un effet d’enchâssement : la fable de La Fontaine contient deux autres fables, qui se terminent chacune par la même morale, avant que La Fontaine ne reprenne la parole dans la dernière strophe, qui correspond à sa propre formulation de la même morale. C’est une sorte de concours de chrie, qui consiste à faire énoncer une maxime morale par un personnage dans une brève mise en scène : c’était un exercice de rhétorique pratiqué dans l’Antiquité.

II. Le concours de chrie

Esope = strophe 2

Barbias = strophe 3

La morale est évidemment commune et elle est simple : « c’est devant le danger que l’on peut voir le courage de quelqu’un »
Mise en place du récit : qui ? quoi ? quand ? comment ?
Mise en scène d’un pâtre (un berger)

Qui ?

Mise en scène d’un chasseur, mais effet d’écho, puisque le chasseur va s’adresser à un berger, qui incarne, par opposition, la sagesse de conciliation avec le lion

 

Non précisé

Quoi ? perte d’un animal domestique

« un Chien de bonne race », la majuscule montrant la qualité du chien, redoublée par la caractérisation
Un ennemi attendu : un loup. Mais effet de surprise puisque c’est un lion le coupable. L’effet de surprise est marqué par la diérèse du mot « lion » au vers 32, qui insiste sur le mot

Un ennemi

Un lion
Avec des « lacs », c’est-à-dire des pièges (le mot revient deux fois en quelques vers, pour montrer la colère du pâtre et la conviction qu’il met dans son projet)

1er résultat : même désir du pâtre et du chasseur de tuer le coupable

Formule très brève, « me faire raison »

Même chute comique : le pâtre comme le chasseur détalent en voyant la puissance du lion

Effet comique du retournement souligné : peur, « à demi-mort ». Surenchère comique de l’offrande promise, d’un veau à un bœuf, avec répétition de l’apostrophe « ô monarque des dieux » (même structure, mais deux vœux opposés)

La morale : conformément au genre de la chrie, est assumée directement par le personnage

Formulation beaucoup plus concise : dénonciation qui apparaît dans le seul terme « Fanfaron » ; simple désir de fuite

 

III. La morale de La Fontaine

A quoi sert la morale de La Fontaine ? Elle peut sembler inutile à première vue, puisque la morale est déjà apparue deux fois dans la fable.
En fait, le concours ne se joue pas entre Esope et Babrias, mais entre La Fontaine et ses deux maîtres : il parvient à la formuler en 4 vers, là où il en fallu 5 à Esope (vers 34-38) et 5 également à Babrias.
La performance est également soulignée par le jeu de la longueur des vers : le Pâtre s’exprimait en alexandrins, c’est-à-dire le vers le plus long, Babrias en décasyllabes. La Fontaine peut aller jusqu’à la forme particulièrement brève de l’octosyllabe : deux octosyllabes alternent avec deux alexandrins.
Il est toutefois à noter que ce n’est pas tout à fait une chrie, dans la mesure où la morale est donnée sous forme impersonnelle, seule l’incise « dit-il » pouvant apparenter la morale à un discours direct.
Le lecteur se trouve convoqué au vers 16, avec « Experts » : c’est à lui d’apprécier l’efficacité des fables dans cette compétition. Il peut ainsi, à la fin de la fable, établir un jugement et analyser le sens de la brièveté de La Fontaine.

Conclusion

Fable un peu particulière : ce n’est pas tant le message moral de La Fontaine qui compte, que la prouesse d’écriture. Mais ce n’est pas un exercice de pure forme. L’enjeu du concours, c’est aussi de montrer, conformément à ce qui est avancé dans la première strophe, que la fable sait allier la brièveté et l’efficacité : la morale est parfaitement claire à chaque fois, de même que le récit est précis et transparent.

Du même auteur La Fontaine, Fables, Le Pâtre et le Lion La Fontaine, Fables, La Grenouille qui veut se faire aussi grosse que le Boeuf La Fontaine, Fables, Le Loup et le Chien La Fontaine, Fables, Les Membres et l'Estomac La Fontaine, Fables, Le Chêne et le Roseau La Fontaine, Fables, Le Rat et l'Huître La Fontaine, Fables, Le paysan du Danube La Fontaine, Fables, La Mort et le Bûcheron La Fontaine, Fables, Le Villageois et le Serpent La Fontaine, Fables, Les grenouilles qui demandent un Roi

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