Choderlos de Laclos

Laclos, Les Liaisons dangereuses, Lettre LVI, La présidente de Tourvel au Vicomte de Valmont

Texte étudié

À quoi vous servirait, Monsieur, la réponse que vous me demandez ?
Croire à vos sentiments, ne serait-ce pas une raison de plus pour les craindre ? Et sans attaquer ni défendre leur sincérité, ne me suffit-il pas, ne doit-il pas vous suffire à vous-même, de savoir que je ne veux ni ne dois y répondre ? Supposé que vous m’aimiez véritablement (et c’est seulement pour ne plus revenir sur cet objet que je consens à cette supposition), les obstacles qui nous séparent en seraient-ils moins insurmontables ? Et aurais-je autre chose à faire qu’à souhaiter que vous pussiez bientôt vaincre cet amour, et surtout à vous y aider de tout mon pouvoir, en me hâtant de vous ôter toute espérance ? Vous convenez vous-même que ce sentiment est pénible quand l’objet qui inspire ne le partage point. Or, vous savez assez qu’il m’est impossible de le partager, et quand même ce malheur m’arriverait, j’en serais plus à plaindre, sans que vous en fussiez plus heureux. J’espère que vous m’estimez assez pour n’en pas douter un instant.
Cessez donc, je vous en conjure, cessez de vouloir troubler un coeur à qui la tranquillité est si nécessaire ; ne me forcez pas à regretter de vous avoir connu.
Chérie et estimée d’un mari que j’aime et respecte, mes devoirs et mes plaisirs se rassemblent dans le même objet. Je suis heureuse, je dois l’être. S’il existe des plaisirs plus vifs, je ne les désire pas ; je ne veux point les connaître. En est-il de plus doux que d’être en paix avec soi-même, de n’avoir que des jours sereins, de s’endormir sans trouble, et de s’éveiller sans remords ? Ce que vous appelez le bonheur n’est qu’un tumulte des sens, un orage des passions dont le spectacle est effrayant, même à le regarder du rivage. Eh ! Comment affronter ces tempêtes ?
Comment oser s’embarquer sur une mer couverte des débris de mille et mille naufrages ? Et avec qui ? Non, Monsieur, je reste à terre ; je chéris les liens qui m’y attachent. Je pourrais les rompre, que je ne le voudrais pas ; si je ne les avais, je me hâterais de les prendre. Pourquoi vous attacher à mes pas ? Pourquoi vous obstiner à me suivre ? Vos Lettres, qui devaient être rares, se succèdent avec rapidité. Elles devaient être sages, et vous ne m’y parlez que de votre fol amour. Vous m’entourez de votre idée, plus que vous ne le faisiez de votre personne. Écarté sous une forme, vous vous reproduisez sous une autre. Les choses qu’on vous demande de ne plus dire, vous les redites seulement d’une autre manière.
Vous vous plaisez à m’embarrasser par des raisonnements captieux ; vous échappez aux miens. Je ne veux plus vous répondre, je ne vous répondrai plus… Comme vous traitez les femmes que vous avez séduites ! Avec quel mépris vous en parlez ! Je veux croire que quelques-unes le méritent: mais toutes sont-elles donc si méprisables ? Ah ! Sans doute, puisqu’elles ont trahi leurs devoirs pour se livrer à un amour criminel. De ce moment, elles ont tout perdu, jusqu’à l’estime de celui à qui elles ont tout sacrifié. Ce supplice est juste, mais l’idée seule en fait frémir. Que m’importe, après tout ? Pourquoi m’occuperais-je d’elles ou de vous ? De quel droit venez-vous troubler ma tranquillité ? Laissez-moi, ne me voyez plus ; ne m’écrivez plus, je vous en prie; je l’exige. Cette Lettre est la dernière que vous recevrez de moi.

De… ce 5 septembre 17**.

Laclos, Les Liaisons dangereuses

Introduction

En 1782 Choderlos Laclos écrit son unique et célèbre roman par lettres. C’est un chef d’œuvre d’analyse et d’élaboration narrative. Il prétend combattre le libertinage tout en l’incarnant dans de fascinantes figures. La marquise de Merteuil et le vicomte de Valmont, qui tirent parti de leur maîtrise de langage dans leurs entreprises de vengeance et de séduction.

I. La présidente de Tourvel écrit à Valmont pour exprimer son refus de poursuivre une relation

Elle explique son refus, l’inutilité dans un premier temps. Il est question de sincérité et elle lui reproche son harcèlement et son comportement envers les femmes.
C’est une relation entre deux nobles du milieu du libertinage, basée sur le thème de la séduction et de la rupture, et la place de l’individu dans la société.
L’auteur dénonce les libertins et l’hypocrisie sociale. La lettre est argumentative et injonctive.
Nous allons voir dans un premier temps que c’est une lettre de rupture, mais aussi que l’auteur se révèle dans un second temps (seconde partie : II).

Son raisonnement est repérable par le lexique.
On remarque un vocabulaire moral par l’exemple « amour criminel », du devoir « devoir, droit », de la volonté « je ne veux », « voudrais pas ».
Dans la 3ème strophe, elle oppose la passion et la vertu « la tempête/repos », « le tumulte des sens » et le bonheur au malheur.

Les expressions : « en paix avec soi », « les jours sereins, sans troubles, sans remords ».

Les verbes : avoir, s’endormir, d’éveiller, expriment le caractère monotone de la vie.

On a l’image de la mer. La passion est assimilée à un naufrage « mille et mille naufrages » : ce sont des images hyperboliques.

Les reproches : attacher, obstiner, l’énumération des verbes.

Les liens logiques

Il y a une supposition et elle envisage les conséquences. La locutrice s’appuie sur des relations logiques :
– Elle utilise des procédés de persuasion.
– Le rythme binaire « et ».
– Les oxymores : « amour criminel ».
– Les répétitions particulières = parallélisme.
– La gradation finale.

L’image qu’elle veut donner d’elle est celle d’une femme déterminée, sûre d’elle, de sa vertu qu’elle affirme avec force.
L’image qu’elle développe de l’amour est calme, et la fidélité, qui conjugue devoir et plaisir.
« Aime », « respecte », « plaisir » : devoir différent de méprisable.

II. Une lettre qui traduit son trouble

D’abord par les interrogations particulières de rhétorique : « en est-il de plus doux ? ».
On voit qu’elle doute par les suppositions : « supposer que vous m’aimiez vraiment, qu’il existe des plaisirs plus vifs, je pourrais les rompre » : elle utilise le conditionnel.
« Sont-ils si méprisables » : elle prend sa défense.
On vit que la présidente de Tourvel est un personnage perdu.
On note le champ lexical de la peur : « frémir », « effrayant » ; mais aussi les exclamations, et la forme interrogative à la fin du texte, qui montre qu’elle ne se comprend plus.

Le portrait de Valmont

La fréquence des lettres et du personnage dans le texte (fréquence du pronom « vous »).
C’est un personnage obsédant, on le voit notamment avec les verbes : « succède, suivre, obstiné ».
Mais aussi un personnage dangereux, par l’image de la séduction et du pouvoir.
Son amour est insidieux : « échapper ».
C’est un personnage arrogant, sans pitié, qui méprise les femmes qu’il a séduites.
Elle avoue d’ailleurs la supériorité de Valmont : « je vous en conjure », et les accumulations des impératifs inscrivent l’échec.
Le « J’exige » parait d’ailleurs complètement inapproprié.

Conclusion

Elle est perdue, inquiète, faible, impuissante. On voit que la présidente de Tourvel est fascinée par Valmont.

Du même auteur Laclos, Les Liaisons dangereuses, Lettre XXII Laclos, Des femmes et de leur éducation, Ô Femmes ! Approchez et venez m'entendre Laclos, Les Liaisons Dangereuses, Lettre XLVIII, Le Vicomte de Valmont à la Présidente de Tourvel Laclos, Les Liaisons Dangereuses, Lettre LXXXI, La Marquise de Merteuil au Vicomte de Valmont, Autoportrait de la Marquise Laclos, Les Liaisons Dangereuses, Lette IV, Du Vicomte de Valmot a la Marquise de Merteuil Laclos, Les Liaisons dangereuses, Résumé

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