Guillaume Apollinaire

Apollinaire, Calligrammes, La Cravate et La Montre

Poème étudié

La cravate douloureuse que tu portes et qui t’orne,
O civilisé,
Ote-la si tu veux respirer.
Comme l’on s’amuse bien !
Tircis, la beauté de la vie
Passe la peur de mourir.
Mon cœur, les yeux, l’enfant, Agla, la main,
L’infini redressé par un fou philosophe
Les Muses aux portes de ton corps
Le bel inconnu
Et le vers dantesque luisant et cadavérique.
Les heures, semaine.
Il est moins 5 enfin.
Et tout sera fini.

Apollinaire, Calligrammes (1918)

Introduction

Poète du tout début du XX ème siècle, Guillaume Apollinaire est marqué à la fois par les idées du courant symboliste de ses prédécesseurs (Verlaine, Mallarmé) ou par celles du courant surréaliste qui va dominer le début du XX ème siècle.

Il est aussi un poète novateur comme le révèle son recueil Calligrammes qui contient des textes dont la disposition graphique forme un dessin.

Les calligrammes d’Apollinaire renouent avec une antique tradition poétique, celle du poème-image, qui va des rébus populaires et de l’oracle de la Dive Bouteille de Rabelais (dont le texte est disposé en forme de bouteille) aux hallucinantes recherches typographiques de Mallarmé dans Un coup de dés.

Influencé par les idéogrammes chinois qu’il découvre en 1899, Apollinaire veut réconcilier la forme et le sens, le visuel et l’intelligible. C’est aussi une manière de traduire ce « simultanéisme » où le poète voyait l’un des principes de la modernité, en associant un dessin à des mots, donc à des harmonies sonores.

I. Aux origines de ce poème

1. Le titre du recueil

Avant de retenir pour titre le terme Calligrammes (inventé par lui), Apollinaire avait voulu intituler son recueil Et moi aussi je suis peintre, tant lui semblait essentielle cette fusion des arts, déjà pratiquée par ses amis les peintres ( Braque et Picabia) qui incluaient dans leurs toiles, lettres et papiers collés.

Influencé par les idéogrammes chinois qu’il découvre en 1899, Apollinaire veut réconcilier la forme et le sens, le visuel et l’intelligible. C’est aussi une manière de traduire ce « simultanéisme » où le poète voyait l’un des principes de la modernité, en associant un dessin à des mots, donc à des harmonies sonores

2. Les circonstances

Serge Férat, l’éditeur des Soirées de Paris (où le poème devait paraître en juillet-août 1914) a raconté la naissance de ces deux calligrammes.

Apollinaire desserra sa cravate, la posa sur la table, tandis que Férat tirait sa montre-gousset de son gilet. Le calligramme devient la saisie de ce moment dans un fragment de temps visuel.

II. Les emblèmes de l’homme moderne

Cet ensemble repose sur deux objets d’ostentation propre au mâle à cette époque

1. La montre

L’homme moderne est un homme pressé, dont le temps est compté et qui, comme le lapin blanc d’Alice au pays des merveilles, consulte sa montre à tout bout de champ.

2. La cravate

La cravate est l’indispensable accessoire de l’homme « civilisé ». Elle implique la gène du corps, comme la montre rappelle sans cesse l’angoisse du temps qui passe.

III. Les devinettes

1. Un poème-image

Le poème doit être simultanément lu et vu.

La montre est dilatée alors que la cravate, réduite par un effet de profondeur du champ, flotte à l’arrière plan.

Sur le côté gauche de la montre, des blocs de monts plus longs et plus nombreux que ceux du côté droit dessinent un liseré d’ombre assez dense, disposant ainsi l’objet selon une perspective légèrement anamorphique.

Le périmètre droit est hachuré, dans le sens des aiguilles d’une montre, par ce qui pourrait être un banal proverbe : « La beauté de la vie passe par la douleur de mourir ».

2. Heures et nombres

Alors les heures et les nombres se mettent en place.

• XII : les heures, leur nombre est à la fois diurne et nocturne.

• « Mon cœur » (placé à la hauteur de 1 heure) donne à la première personne l’heure de ce qui ne se partage pas. Le cœur du poète est solitaire.

• « Les yeux » (placés en face de la 2ème heure) se doublent à 2 heures, deux comme les deux yeux, ceux du poète ou de la belle ensorceleuse dont le nom déguisé va suivre. Les yeux, une des obsessions d’Apollinaire, sont ici comme le miroir du cœur.

• « L’enfant » (placé en face de la 3ème heure) : trois heures est l’heure de l’heure de l’enfant, ce tiers qui vient compliquer les duos amoureux et les transforme en scène primitive. La 3ème heure renvoie aussi aux premières heures du jour, à l’aube de la vie. Peut-être faut-il voir là une allusion à la IV ème Bucolique de Virgile.

• « Agla » (nom placé en face de la 4ème heure) : il s’agit de la plus jeune des Trois Grâces, avec les quatre lettres de ce prénom évoquant celui de la première des Trois Grâces, Aglaé, « la brillante ».

• « Les douze sœurs » (les Heures, ainsi nommées dans la mythologie grecque) étaient associées aux Grâces pour former un chœur céleste avec les Muses.

• « La main » (en face de la 5ème heure) est la forme à 5 doigts de 5 heures. La 5 ème heure renvoie à la main avec ses cinq doigts. Le nombre rime de manière centripète avec midi moins cinq de l’axe du calligramme, quand le poète et son rédacteur s’apprêtent à quitter la table et leurs cocktails (« Et tout sera fini ») pour aller déjeuner.

• « Tircis » (6 ème heure) : le pâtre que Virgile fait chanter avec Corydon, a quitté la 7ème églogue pour la 6ème heure simplement par ce que son nom « tire au six » (Tir-cis !).

A partir de ce point médian du cadran, « la beauté de la vie, la beauté, la douceur de la pastorale, la fraîcheur de l’idylle cèdent le pas à la lente remontée vers le midi de l’âge ou le minuit de la vie consumée.

• « semaine » (en face de la 7 ème heure) : 7 comme les sept jours de la semaine, scansion du temps laborieux, éternel retour du même.

• « L’infini redressé par un fou philosophe » (8 ème heure), car l’infini est symbolisé en mathématique par un « 8 couché » qui se retrouve redressé ici.

• « Les Muses » (en face de la 9ème heure) : les Muses, dernières participantes au concert des Heures et des Grâces. La 9ème heure est celle de l’inspiration amoureuse, avec « les Muses aux portes de ton corps » annonce l’acte d’amour et l’ouverte des neuf portes du corps de la femme (allusion érotique).

• « Le bel inconnu » (10 ème heure) : l’inconnu en mathématiques est représenté par le signe « x « . Un « x », même s’il ne dit pas tout à fait son homonyme érotique « un cou nu ».

• « Et le vers dantesque » (11 ème heure) : dans son œuvre, Dante emploie des vers de 11 syllabes (hendécasyllabes). Apollinaire fait allusion à Dante, )à son poème du royaume des morts (L’Enfer) : le mot « cadavérique » » est un macabre avertissement, désignant la fin que le temps nous destine.

• « Les heures « (12 ème heure) :l’amour et la mort se rejoignent à l’heure de la rime sans écho comme pour montrer qu’il est urgent de cueillir l’instant présent, car les aiguilles se rapprochent de Minuit, heure fatidique. Le couperet menace, impression d’imminence.

Conclusion

Mais ce calligramme est aussi une méditation bien sur la mort car celle-ci (quand « tout sera fini ») nous libèrera de l’angoisse de vivre. En ce sens, on peut affirmer que ce texte vient en écho au « Pont Mirabeau » car il semble issu de la même veine désespérée : c’est bien la chanson d’un mal-aimé.

De nombreux cadrans solaires portaient l’inscription « omnes (orae) vulnerant, ultima (ora) necat » : « toutes les heures blessent, la dernière tue ». C’est ainsi qu’Apollinaire nous invite à prendre conscience du tragique du présent tout en délivrant au lecteur une leçon de philosophie pratique, une sorte de « Carpe Diem ».

Face au tragique du présent, il s’agit de jouir de la vie, en bon épicurien comme le rappelle la molette de la montre gousset : «comme l’on s’amuse bien ».

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