Guillaume Apollinaire

Apollinaire, Poème à Lou, Je t’écris ô mon Lou

Poème étudié

Poème à Lou

Je t’écris ô mon Lou de la hutte en roseaux
Où palpitent d’amour et d’espoir neuf cœurs d’hommes
Les canons font partir leurs obus en monômes (1)
Et j’écoute gémir la forêt sans oiseaux
Il était une fois en Bohême un poète
Qui sanglotait d’amour puis chantait au soleil
Il était autrefois la comtesse Alouette
Qui sut si bien mentir qu’il en perdit la tête
En perdit sa chanson en perdit le sommeil
Un jour elle lui dit Je t’aime ô mon poète
Mais il ne la crut pas et sourit tristement
Puis s’en fut en chantant Tire-lire (2) Alouette
Et se cachait au fond d’un petit bois charmant
Un soir en gazouillant son joli tire-lire
La comtesse Alouette arriva dans le bois
Je t’aime ô mon poète et je viens te le dire
Je t’aime pour toujours Enfin je te revois
Et prends-la pour toujours mon âme qui soupire
Ô cruelle Alouette au cœur dur de vautour
Vous mentîtes encore au poète crédule
J’écoute la forêt gémir au crépuscule
La comtesse s’en fut et puis revint un jour
Poète adore-moi moi j’aime un autre amour
Il était une fois un poète en Bohême
Qui partit à la guerre on ne sait pas pourquoi
Voulez-vous être aimé n’aimez pas croyez-moi
Il mourut en disant Ma comtesse je t’aime
Et j’écoute à travers le petit jour si froid
Les obus s’envoler comme l’amour lui-même

10 avril 1915.
Apollinaire, Poèmes à Lou, section XXXIV.

(1) Monôme : cortège d’étudiants fêtant la fin des examens.
(2) Tire-lire : expression empruntée à une chanson populaire.

Introduction

On a souvent tendance, dans les chansons ou la poésie, comme dans certains romans, à opposer la guerre et l’amour : quoi de plus antinomique en effet, apparemment, que ces deux « extrêmes ».

Pourtant la guerre et l’amour entretiennent des rapports étroits comme le langage, même courant : un soldat conquiert un pays comme un séducteur conquiert une femme, il la fait céder, ou il la prend d’assaut si elle résiste… Entre une certaine conception de l’amour et une certaine manière d’envisager le combat guerrier, n’y aurait-il pas des liens étranges ?

C’est à quoi est sensible le lecteur de Guillaume Apollinaire lorsqu’il découvre certains Poèmes à Lou, datés de 1914, le moment même où le poète décide de s’engager dans ce qui deviendra « la grande guerre ».

Avril 1915. Le front. Que peut-on faire dans une hutte en roseaux quand les obus tombent et que la mort est partout ? Les hommes ont peut ; le poète écrit à celle qu’il aime.

Dans cette situation paradoxale, Guillaume Apollinaire a écrit les superbes poèmes d’amour et de mort que sont les Poèmes à Lou. Après l’étude de ces thèmes, on pourra voir dans ce poème la forme d’une chanson, entre la plainte amoureuse et la comptine. Nous observerons pour finir le passage du réel au rêve et au souvenir.

I. Un poème d’amour et de mort

1. La guerre

Le poète est dans l’environnement hostile du front : la date du poème, avril 1915, rappelle qu’Apollinaire lui-même a été soldat pendant la guerre de 1914-1918, dans les tranchées.

Il est dans la plus grande précarité, car que peut une hutte en roseaux contre les obus ? La forêt n’a plus d’oiseaux, habituellement si bruyants en avril. Ils n’ont pas résisté à la folie des hommes.

Et il fait bien froid sur le froid, au vers 28. On ne peut sortir, on se contente d’écouter les bruits extérieurs, terribles, puisque ce sont ceux des canons qui envoient leurs obus. Tout cela est décrit dans la première strophe.

Le poète n’est pas seul : avec lui ses compagnons, réduits à l’attente et à la peur. Ils ne sont plus que des cœurs qui palpitent et espèrent néanmoins. Ou peut-être est-ce lui qui interprète leur silence comme animé du même amour qu’il crie à Lou.

2. La lettre d’amour

Dans ce déluge de feu, le poète écrit à la femme aimée.

Les lettres du front sont devenues un classique de la littérature de guerre, et un témoignage bouleversant des angoisses et de la vie quotidienne des soldats de 14-18.

Les Poèmes à Lou et les Lettres à Lou seront publiées bien après la mort du poète, en 1947 et en 1969, et ils s’adressent à la femme qu’aimait le poète et qui lui a menti.

Le diminutif Lou, de Louise, déterminé par le possessif « mon », au premier vers, laisse planer l’ambiguïté sur l’identité de la correspondante : homme ou femme ? une comtesse au nom si noble, Louise de Coligny, ou une amie de rencontre ?

Leur histoire est bien banale : il l’aimait bien plus qu’elle ne l’aimait. Elle l’accepte, lui jure même un amour éternel, « je t’aime pour toujours », au vers 17, puis en aime un autre, au vers 23. Il souffre tant qu’il envisage la mort.

La morale est tirée au vers 26 : « Vous voulez être aimé n’aimez pas croyez-moi ».

L’amour et la mort sont donc liés non seulement par la guerre, mais aussi par l’impossibilité même d’être heureux en amour. Ils sont tous deux des enjeux vitaux, sujet central de toute pensée humaine.

Enfin, comme ses camarades, le poète se réfugie dans la déclaration d’amour, pour oublier la mort qui est autour d’eux.

3. Mais l’amour et la mort sont étroitement liés

Ainsi, ces thèmes ne sont pas antagonistes.

Les soldats sont sous la menace des obus, alors qu’ils ne pensent qu’à l’amour, comme à la force de vie qui leur permet de résister à la panique et à la folie.

Le poète de la chanson meurt d’amour, sans autre cause médicale, comme les grands amoureux.

Pensons à Iseut découvrant Tristan mort : elle se tourna vers la muraille et mourut.

Enfin, le scripteur de ce poème lui-même pourrait bien connaître le même sort, puisqu’il semble être son double.

II. Une chanson : comptine ou élégie ?

1. Le conte

Comme les enfants qui ont peur dans le noir, le poète se transpose dans l’imaginaire : les quatre strophes centrales et le début de la dernière se situent dans le milieu imaginaire des contes de fées : une comtesse se joue de l’amour éperdu d’un poète, sorte de troubadour des romans courtois.

Ainsi la vouvoie-t-il, elle lui dit « tu ». Elle doit être inaccessible et trouve normal qu’il l’adore alors qu’elle va voir ailleurs (vers 23).

De même le cadre a le flou des féeries : le temps est « il était une fois », puis « autrefois », très précisé par « un jour, un soir ».

· Le lieu est une Bohême plus mythique que géographique.

L’expression même limite les fairy-tailes avec des passés simples précieux « vous mentîtes », « s’en fut ».

L’intrigue est réduite à sa plus simple expression, au chassé-croisé des amours passagères : elle le veut, puis ne veut plus, s’en va, revient, en aime un autre, et lui est malheureux. Simplicité et cruauté d’une femme capricieuse face à un poète fidèle et doué pour la souffrance.

2. La chanson complainte

Le poète du conte chante, pour oublier ses sanglots, au vers 6. Il semble que ce soit son occupation essentielle, le signe qu’il est vivant, puisque dès qu’il souffre trop, il perd le sommeil et la chanson simultanément. C’est une désignation classique de la poésie, le carmen, ou chant incantatoire.

Mais cette activité se développe dans une métaphore longuement filée, suscitée, semble-t-il, par la comparaison avec les oiseaux : ils ne chantent plus dans la forêt qui environne les soldats.

Or la comtesse Louise de Coligny est surnommée Lou, et le poète l’appelle Alouette, en soulignant le Lou central par les italiques. Peut-être est-ce une allusion à un surnom amoureux.

Et le poète devient oiseau, qui va chantant, « tire-lire », auquel répond le tire-lire de la comtesse. Elle gazouille, c’est normal pour une Alouette, dans un bois. Comment ne pas penser à « Alouette, je te plumerai ? » Mais c’est lui qui perd la tête.

Enfin cette comparaison s’achève sur le cœur de l’alouette qui est en réalité celui d’un vautour, dureté soulignée par l’assonance en « u » et « ou » et la répétition de « Ô cruelle / au cœur », au début des hémistiches, reprenant le son [k], de même que les dentales, très fréquentes dans ces vers.

La métaphore des oiseaux s’élargit dans le dernier vers, où l’on retrouve ce terrible constat de la première strophe : dans une forêt sans oiseaux, ne s’envolent plus que les obus, mortels « comme l’amour lui-même ».

Or la chanson permet d’oublier la tristesse, tout en l’exprimant. Ainsi, trouvons-nous les éléments constitutifs d’une chanson : une histoire simple et universelle, des répétitions, comme « il en perdit » aux vers 8 et 9. Ces répétitions font même effet de refrain, dans les deux derniers vers de la première et de la dernière strophe, encadrant le poème de « Et j’écoute », image poignante d’un homme qui ne vit plus, qui entend la mort autour de lui, celle que donnent les obus et l’amour malheureux. Double menace donc. C’est bien une autre « Chanson du Mal Aimé » que fredonne tristement Apollinaire, semblable à l’un des plus célèbres poèmes d’Alcools.

3. Une chanson populaire

Le vocabulaire a la simplicité des chants populaires, et la syntaxe est parfois très familière, comme l’utilisation redondante du pronom « la » : Et prends-la pour toujours mon âme » (vers 18).

La chanson s’enrichit donc de la référence à la chanson populaire, que tout le monde reconnaît sans y penser, ce qui lui donne son charme, fait de simplicité apparente et familière.

Pensons à une complainte, telle que les chantaient les chanteurs des rues de cette époque, ou, plus savamment aux élégies des poètes anciens ou romantiques, qui y exhalaient leur plainte.

Dès le début, il sait que l’amour est maudit, et « sourit tristement » à la déclaration de la dame.

Enfin, le poète se fait narrateur pour intervenir dans le récit, « vous mentîtes encore au poète crédule », et donner des leçons au public « n’aimez pas croyez-moi ».

III. Le réel et l’imaginaire

1. Le processus de la rêverie poétique

Cerné par la mort la plus horrible, dans un éternel hiver, le poète est à l’écoute.

Il transforme d’abord, par une sombre ironie, les obus en monômes, puis l’écoute de la forêt qui gémit suscite un rêve, une création de son imagination, cette histoire de conte de fées.

Mais il est aisé d’identifier les personnages à ceux de sa vie, l’allusion à ses amours étant transparente.

Donc l’imaginaire n’est qu’une retranscription à peine voilée de la mémoire.

Le processus est donc enclenché : on passe du réel, terrible, au rêve, lui-même nourri du souvenir.

Au cœur même du récit, est rappelée la position du poète, simple creuset où vient se recréer le monde : au vers 14 « Et j’écoute gémir la forêt sans oiseaux », au vers 21 « J’écoute la forêt gémir au crépuscule », et enfin à l’avant-dernier vers, « Et j’écoute à travers le petit jour si froid ».

Le poète, « guetteur » dira René Char, a donc passé toute sa nuit à rêver et à se souvenir. Il nous prend à témoin par l’adverbe « si » froid, et ouvre sur l’infini par la coordination initiale « Et… ».

2. La confusion de l’espace et du temps

La superposition des lieux : on passe du front vers Lou, par le vecteur de la lettre et dans l’espace imaginaire du conte.

La superposition du temps : du présent interminable de la guerre vers le futur de la lecture « je t’écris » et vers le passé de leur histoire. Mais la raconter, se plaindre laisse entendre une demande : s’il lui écrit, c’est qu’il espère encore, et que son cœur, comme celui de tous ses compagnons, « palpite » encore d’espoir.

Comme le poète de la complainte, il est à la fois lucide « sourit tristement », et « crédule ».

3. Une plainte universelle

Enfin, cette superposition des intrigues permet l’expression de la plainte : en attribuant sa souffrance à un autre poète, le narrateur est plus libre, mais le déguisement ne trompe personne.

Ainsi, un peu libéré d’une fausse pudeur, peut-il se laisser aller, et exprimer ce que tous ressentent.

Conclusion

Ainsi, ce poème résolument moderne est fait de contrastes : amour et mort, réel et imaginaire, imaginaire et souvenir, conte et confidence, espoir et souffrance.

C’est ainsi que l’auteur réussit paradoxalement à mélanger deux thèmes apparemment contradictoires, en réalité inséparables, l’amour et la mort.

L’originalité de ce poème vient aussi de son registre littéraire : c’est une chanson, mais aussi un conte et une plainte élégiaque.

On pourrait conclure par une des strophes de « La Chanson du Mal Aime » :

« Mon beau navire ô ma mémoire
Avons-nous assez navigué
Dans une onde mauvaise à boire
Avons-nous assez navigué
De la belle aube au triste soir ».

Bien des années plus tard, avec une autre femme, dans un cadre bien plus sombre que celui de la « Belle Époque » dont date Alcools, Guillaume Apollinaire nous livre un poème poignant représentant avec simplicité l’universelle souffrance.

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