Jean-Paul Sartre

Sartre, Situation III, J’aime New York

Texte étudié

J’aime New York. J’ai appris à l’aimer. Je me suis habitué à ses ensembles massifs, à ses grandes perspectives. Mes regards ne s’attardent plus sur les façades, en quête d’une maison qui, par impossible, ne serait pas identique aux autres maisons. Ils filent tout de suite à l’horizon chercher les buildings perdus dans la brume, qui ne sont plus rien que des volumes, plus rien que l’encadrement austère du ciel. Quand on sait regarder les deux rangées d’immeubles qui, comme des falaises, bordent une grande artère, on est récompensé : leur mission s’achève là-bas, au bout de l’avenue, en de simples lignes harmonieuses, un lambeau de ciel flotte entre elles.

New York ne se révèle qu’à une certaine hauteur, à une certaine distance, à une certaine vitesse : ce ne sont ni la hauteur, ni la distance, ni la vitesse du piéton. Cette ville ressemble étonnamment aux grandes plaines andalouses : monotone quand on la parcourt à pied, superbe et changeante quand on la traverse en voiture.

J’ai appris à aimer son ciel. Dans les villes d’Europe, où les toits sont bas, le ciel rampe au ras du sol et semble apprivoisé. Le ciel de New York est beau parce que les gratte- ciel le repoussent très loin au-dessus de nos têtes. Solitaire et pur comme une bête sauvage, il monte la garde et veille sur la cité. Et ce n’est pas seulement une protection locale : on sent qu’il s’étale au loin sur toute l’Amérique ; c’est le ciel du monde entier.

J’ai appris à aimer les avenues de Manhattan. Ce ne sont pas de graves petites promenades encloses entre des maisons : ce sont des routes nationales. Dès que vous mettez le pied sur l’une d’elles, vous comprenez qu’il faut qu’elle file jusqu’à Boston ou Chicago. Elle s’évanouit hors de la ville et l’œil peut presque la suivre dans la campagne. Un ciel sauvage au- dessus de grands rails parallèles : voilà ce qu’est New York, avant tout. Au cœur de la cité, vous êtes au cœur de la nature.

Il m’a fallu que je m’y habitue, mais, à présent que c’est chose faite, nulle part je ne me sens plus libre qu’au sein des foules new-yorkaises. Cette ville légère, éphémère, qui semble chaque matin, chaque soir, sous les rayons lumineux du soleil, la simple juxtaposition de parallélépipèdes rectangles, jamais n’opprime ni ne déprime. Ici, l’on peut connaître l’angoisse de la solitude, non celle de l’écrasement.

Sartre, Situation III, 2

Introduction

La rencontre des écrivains français, dans la première moitié du XX ème siècle, avec la ville de New York a, le plus souvent, été un échec (voir par exemple Céline, Voyage au bout de la nuit). Rares sont ceux qui ont su y voir autre chose que la vitrine du Nouveau Monde.

Dans cette une page de Situation III, Sartre fait ainsi un éloge singulier de cette ville paradoxale.

Pour lui, New York est d’abord une ville qui se révèle lentement, qui réclame une approche particulière : le spectateur doit se plier à une perception nouvelle qu’impose la ville elle-même.

Dès lors New York apparaît comme un lieu de renversement : nous verrons en effet qu’il s’agit d’une ville qui tend vers le naturel ; que c’est une ville qui, loin de déshumaniser l’homme, demeure profondément humaine ; et qu’enfin elle n’est pas un espace d’emprisonnement, comme on pourrait le croire au premier abord, mais un espace de liberté.

I. Une ville naturelle

1. La démesure

Elle est marquée par plusieurs procédés, et en premier lieu par la qualification : « Ses ensembles massifs », « ses grandes perspectives » (l.1-2).

De même l’idée superlative est présente dans les adverbes : « les gratte-ciel le repoussent très loin au-dessus de nos têtes ».

Mais le procédé le plus caractéristique est sans doute l’insistance sur la notion d’échelle : notre perception doit se plier à une échelle nouvelle qu’impose la ville et qui ne correspond pas à une œuvre issue de l’ouvrage des hommes : « New York ne se révèle qu’à une certaine hauteur, à une certaine distance, à une certaine vitesse : ce ne sont ni la hauteur ni la distance ni la vitesse du piéton ».

Les notions s’organisent ici en un rythme ternaire mais se répondent en un miroir déformant qui agrandit ou diminue les échelles ; les segments négatifs « ni la hauteur ni la distance ni la vitesse » (4+4+4) sont de moitié moins longs que les segments positifs : « à une certaine hauteur, à une certaine distance, à une certaine vitesse » (8+8+8).

2. L’animation de la description

Les éléments qui participent de la ville semblent avoir leur propre pouvoir de développement, d’agrandissement, leur autonomie : « Dès que vous mettez le pied sur l’une d’elles » (il s’agit des avenues de Manhattan), « vous comprenez qu’il faut qu’elle file jusqu’à Boston ou Chicago ».

Ici la périphrase d’obligation s’associe au verbe « filer » qui, quoique correspondant à la route, symbolise l’animation.

De même, lorsque cette avenue « s’évanouit hors de la ville », la description relève de l’humanisation et fait image.

3. Les images

Elles participent aussi à la métamorphose de la ville qui apparaît comme une entité naturelle.

La ville crée un ciel particulier : « Solitaire et pur comme une bête sauvage, il monte la garde et veille sur la cité ». Le zoomorphisme, sans vraiment déboucher sur le fantastique, sous-tend une mythologie de l’origine, des puissances inconnues et considérables.

L’ordre mythique – originaire et sauvage- est d’ailleurs présent dans un autre passage où se décèle la progression vers le Far West grâce à la ligne de chemin de fer, étape historique essentielle de la construction des États-Unis : « Un ciel sauvage au-dessus de grands rails parallèles : voilà ce qu’est New York avant tout ».

Remarquons cependant qu’ici les rails sont verticalisés : ils ouvrent vers une transcendance qui n’est pas habitée, vers un ciel dépourvu de Dieu. Suit alors cette formulation paradoxale : « Au cœur de la cité, vous êtes au cœur de la nature ».

La métaphysique pascalienne du centre et de la circonférence se métamorphose ici : la ville est une synecdoque du pays et de la terre elle-même ; son ciel, « on sens qu’il s’étale au loin sur toute l’Amérique ; c’est le ciel du monde entier ». Ainsi, en tant que totalité, New York apparaît comme un fragment, un symbole du tout.

Mais d’un autre côté, il ne faudrait pas tomber dans le piège inverse et croire que New York ne serait qu’une ville inhumaine.

II. Une ville humaine

1. L’initiation

Pour percevoir l’aspect humain de cette ville, il est nécessaire de passer par une initiation : « J’ai appris à l’aimer. Je me suis habitué… » ; « J’ai appris à aimer les avenues de Manhattan », « Il a fallu que je m’habitue, mais à présent c’est chose faite ».

Notons que ce leitmotiv a un caractère didactique.

2. Les cadrages

C’est surtout le regard qui doit s’initier à une approche nouvelle : là encore domine le didactique.

Sartre compare même, de façon paradoxale, la verticalité de New York avec l’horizontalité des plaines andalouses car ce qui est essentiel, c’est de percevoir New York selon un regard en mouvement.

New York ne peut être perçue par un regard statique : « superbe et changeante lorsqu’on la traverse en voiture ».

3. Les définitions

Ce souci pédagogique qui consiste à nous donner une idée à la fois nouvelle et plus juste de New York (donc à combattre un préjugé) se révèle en particulier dans de nombreuses phrases qui sont définitoires.

Elles suivent la structure : présentatifs, structure sujet + verbe+ attribut) : « des buildings (…) qui ne sont plus rien que des volumes, plus rien que l’encadrement austère du ciel ».

III. Une ville poétique

1. L’énonciation

L’expérience du « je » associe étroitement le lecteur à travers le « on », le « nous », le « vous ».

Cette variété des actants qui sont associés à la narration permet – outre l’aspect vivant du reportage – de multiplier le regard sur la ville, qui est déjà un objet de la multiplicité : « je » dans la ville n’est plus rien, il peut connaître « l’angoisse de la solitude ».

2. La liberté

Elle s’exprime clairement : « nulle part je ne me sens plus libre qu’au sein des foules new-yorkaises », mais la fin du paragraphe induit également cette idée de liberté (ciel, voiture…).

Le regard lui aussi se libère et reçoit sa récompense « on est récompensé : leur mission s’achève là-bas, au bout de l’avenue, en de simples lignes harmonieuses, un lambeau de ciel flotte entre elles ».

3. La juxtaposition poétique

Du point de vue stylistique domine la parataxe, soit la juxtaposition de phrases, soit leur coordination.

Sans doute est-ce par mimétisme : Sartre cherche ainsi à souligner que la ville se présente comme « la simple juxtaposition de parallélépipèdes rectangles ».

Pas de sensation d’ » écrasement » non plus, ce qui permet à la narration de développer un souffle presque lyrique où rythmes binaire et ternaire sont associés à des répétitions (le nom propre de la ville en particulier).

Conclusion

Dans ce texte consacré à New York, Sartre, au rebours de bien des descriptions antérieures, nous présente une ville paradoxalement proche de la nature et de l’homme.

Son texte a parfois valeur didactique mais il ne pèse jamais.

Il est, en effet, porté par un souffle épique digne de celui d’un Chateaubriand, quand celui-ci parlait du Nouveau Monde et des rives du Meschacébé.

Du même auteur Sartre, Les Mots, Résumé Sartre, Les Mots, Le jardin d'enfants Sartre, Les Mots, Anecdote du Coiffeur Sartre, Les Mains Sales, Sixième Tableau, Scène 2 Sartre, La Nausée, Résumé Sartre, Huis Clos, Résumé scène par scène Sartre, Huit Clos, Scène 1, Le garçon d'étage

Tags

Commentaires

0 commentaires à “Sartre, Huit Clos, Scène 1, Le garçon d’étage”

Commenter cet article