Jean-Paul Sartre

Sartre, Huit Clos, Scène 1, Le garçon d’étage

Lecture

SCÈNE PREMIÈRE (Ed. Folio p. 15-17)
Extrait de la scène 1 de « Où sont les pals ? » à « Ma parole, elles sont atrophiées ».

GARCIN, LE GARÇON D’ÉTAGE

GARCIN, redevenant sérieux tout à coup.
Où sont les pals ?

LE GARÇON
Quoi ?

GARCIN
Les pals, les grils, les entonnoirs de cuir.

LE GARÇON
Vous voulez rire ?

GARCIN, le regardant.
Ah ? Ah bon. Non, je ne voulais pas rire. (Un silence. Il se promène.) Pas de glaces, pas de fenêtres, naturellement. Rien de fragile. (Avec une violence subite) Et pourquoi m’a-t-on ôté ma brosse à dents ?

LE GARÇON
Et voilà. Voilà la dignité humaine qui vous revient. C’est formidable.

GARCIN, frappant sur le bras du fauteuil avec colère.
Je vous prie de m’épargner vos familiarités. Je n’ignore rien de ma position, mais je ne supporterai pas que vous…

LE GARÇON
Là ! là ! Excusez-moi. Qu’est-ce que vous voulez, tous les clients posent la même question. Ils s’amènent : – « Où sont les pals ? » A ce moment-là, je vous jure qu’ils ne songent pas à faire leur toilette. Et puis, dès qu’on les a rassurés, voilà la brosse à dents. Mais, pour l’amour de Dieu, est-ce que vous ne pouvez pas réfléchir ? Car enfin, je vous le demande, pourquoi vous brosseriez-vous les dents ?

GARCIN, calmé.
Oui, en effet, pourquoi ? (Il regarde autour de lui.) Et pourquoi se regarderait-on dans les glaces ? Tandis que le bronze, à la bonne heure… J’imagine qu’il y a de certains moments où je regarderai de tous mes yeux. De tous mes yeux, hein ? Allons, allons, il n’y a rien à cacher; je vous dis que je n’ignore rien de ma position. Voulez-vous que je vous raconte comment cela se passe ? Le type suffoque, il s’enfonce, il se noie, seul son regard est hors de l’eau et qu’est-ce qu’il voit ? Un bronze de Barbedienne. Quel cauchemar ! Allons, on vous a sans doute défendu de me répondre, je n’insiste pas. Mais rappelez-vous qu’on ne me prend pas au dépourvu, ne venez pas vous vanter de m’avoir surpris ; je regarde la situation en face. (Il reprend sa marche.) Donc, pas de brosse à dents. Pas de lit non plus. Car on ne dort jamais, bien entendu ?

LE GARÇON
Dame !

GARCIN
Je l’aurais parié. Pourquoi dormirait-on ? Le sommeil vous prend derrière les oreilles. Vous sentez vos yeux qui se ferment, mais pourquoi dormir ? Vous vous allongez sur le canapé et pffft… le sommeil s’envole. Il faut se frotter les yeux, se relever et tout recommence.

LE GARÇON
Que vous êtes romanesque !

GARCIN
Taisez-vous. Je ne crierai pas, je ne gémirai pas, mais je veux regarder la situation en face. Je ne veux pas qu’elle saute sur moi par-derrière, sans que j’aie pu la reconnaître. Romanesque ? Alors c’est qu’on n’a même pas besoin de sommeil ? Pourquoi dormir si on n’a pas sommeil ? Parfait. Attendez… Attendez : pourquoi est-ce pénible ? Pourquoi est-ce forcément pénible ? J’y suis : c’est la vie sans coupure.

LE GARÇON
Quelle coupure ?

GARCIN, l’imitant.
Quelle coupure ? (Soupçonneux.) Regardez-moi. J’en étais sûr ! Voilà ce qui explique l’indiscrétion grossière et insoutenable de votre regard. Ma parole, elles sont atrophiées.

Jean-Paul Sartre, Huis clos, Scène 1

Introduction

Issu de la bourgeoisie, Jean-Paul Sartre (1905-1980) naît à Paris en 1905. Orphelin de père, il est élevé par sa mère et ses grands parents maternels dans un univers protégé et dominé par les livres comme il l’explique dans son œuvre autobiographique Les Mots.

Admis à l’École Normale supérieure, il obtient l’agrégation de philosophie et devient professeur. Après la Libération, il abandonne l’enseignement pour se consacrer à l’écriture. C’est par ses romans et ses pièces de théâtre qu’il accède à la notoriété.

Père de l’Existentialisme, il accorde une place centrale à la notion de choix : l’être humain se « choisit », pour devenir ce qu’il n’est pas encore. Dans Situations, il aborde aussi la nécessité de l’engagement politique, thème également abordé dans Les Mains sales.

Huis clos, d’où est tiré cet extrait, est une pièce de théâtre en un acte de Jean-Paul Sartre, rédigée à la fin de l’année 1943. Cette pièce de théâtre est symbolique de l’Absurde, mouvement littéraire du début du XXe siècle où l’homme doit prendre conscience de l’absurdité de son existence pour ensuite y trouver la force de se révolter.

Trois personnages se retrouvent à leur mort dans une même pièce. Il s’agit de Garcin, journaliste, Inès, employée des Postes et Estelle, une riche mondaine. Ils ne se connaissent pas, viennent de milieux très différents, ne partagent ni les mêmes convictions ni les mêmes goûts. Jean-Paul Sartre nous décrit ici « son Enfer » avec brio : « l’Enfer, c’est les autres ». Les trois protagonistes se débattent sans cesse pour échapper à leurs situations mais l’Enfer finit par reprendre le dessus. Cette pièce de théâtre est en un acte composé de cinq scènes, dont la dernière est hypertrophiée.

Le passage que nous allons étudier constitue la scène d’exposition de la pièce, situant le lieu et l’un des personnages mais entretenant le mystère. En effet, dans la scène 1, un « garçon d’étage » introduit Garcin dans un salon de style Second Empire, d’où il ne pourra plus jamais sortir. Garcin s’étonne : l’enfer ne ressemble en rien à l’idée qu’il s’en faisait de son vivant.

I. L’initiation à l’absurde

Le Garçon est un personnage clé dans ce passage. Il est l’initiateur qui va permettre le passage d’un monde à l’autre après divers mouvements de surprise et de révolte.

1. Aspect dérisoire de la vie quotidienne

Sartre remet ici en question le cliché classique de l’enfer comme le suggèrent les expressions « Où sont les pals ? », stéréotype de l’enfer, « tous les clients », « la même question ». L’expression « dès qu’on les a rassurés » connote un répit ironique.

Dans ce lieu, on assiste à un retour de l’habitude : « faire leur toilette », « voilà la brosse à dents » (trois fois citée dans ce passage).

Garcin note l’absence d’objets familiers : « pas de glaces », « pas de fenêtres » » pas de lit ». Cette absence exprime la perte de repères.

2. Triomphe du non-sens

Le monde semble vidé de sa finalité comme le souligne la récurrence de la question « pourquoi ? » reprise sept fois ironiquement par Garcin (le mot est mis en italique).

Chaque fois, Sartre souligne la quête paradoxale de Garcin car il n’ignore pas qu’il est dans le règne du non-sens : « à la bonne heure ! » (exclamation ironique), « bien entendu », « je l’aurais parié », « parfait », « j’en étais sûr ! ».

Il prend au vol la question du Garçon : « Est-ce que vous ne voulez pas réfléchir ? » pour, en réfléchissant, point par point, arriver à la conclusion qu’il n’y a plus rien à comprendre dans le sens terrestre, c’est-à-dire rationnel. Il s’agit d’une démarche déductive mais dans le non-sens comme le révèlent les connecteurs et expressions « Mais », « « donc », « car », « mais », « alors », « j’y suis », « Voilà », « Oui, en effet ».

II. Les instruments de torture

1. Les objets

Pour Garcin le regard (« regardez-moi ») est encore le seul moyen d’ancrage, de liberté. Le regard est la seule appréhension possible de la réalité et le seul moyen de se défendre.

Mais très vite ce regard va se retourner contre les personnages et devenir instrument d’aliénation.

On constante le manque d’objets utilitaires dans cet enfer comme les « pals », « grils ».

Les objets quotidiens, utiles sont remplacés par « le bronze », contraire même de Garcin qui cherche et se débat. Le « bronze » symbolise l’immobilité totale, l’absence de conscience, de tourment, de finalité, l’ « en-soi ».

Sartre suggère une sorte de ricanement du bronze, objet immuable face à l’agonie de l’homme : « le type suffoque », « il s’enfonce », « il se noie ». On note une progression des métaphores de l’enlisement dans l’enfer.

« Et qu’est-ce qu’il voit ? Un bronze de Bardébienne » : cette expression symbolise le défi de l’objet dur, impassible, inaltérable.

« Quel cauchemar ! » : dans ce contexte, l’expression est ironique.

C’est pourquoi de nombreuses expressions expriment le sursaut de Garcin qui ressemble à un animal traqué : « on ne me prend pas au dépourvu ! », « je regarde la situation en face », « je veux regarder », « je ne veux pas qu’elle saute sur moi par derrière ».

On constate une distance totale entre la pensée désormais inutile et l’absence de pensée inerte parallèlement aux autres objets vidés de leur usage, détournés de leur sens comme la « sonnette », le « coupe-papier ».

2. Le regard

Regarder implique une tension, une quête différente de la simple vue.

Le champ lexical de la vue est fortement présent : « il regarde autour de lui », « se regarderait-on », « je regarderai », « son seul regard », « de tous mes yeux », « vos yeux », « qu’est-ce qu’il voit ? », « les yeux », « je regarde », « votre regard », « je veux regarder », « regardez-moi ».

Pour Garcin le regard (« regardez-moi ») est encore le seul moyen d’ancrage, de liberté. Le regard est la seule appréhension possible de la réalité et le seul moyen de se défendre.

Mais très vite ce regard va se retourner contre les personnages et devenir instrument d’aliénation.

3. L’atemporalité

Elle s’exprime parallèlement à l’infini de l’espace.

L’atemporalité apparaît à travers l’absence de sommeil : « il faut se frotter les yeux, se relever et tout recommencer ». Sartre suggère ainsi un mouvement perpétuel et inutile, métaphore de l’absurde.

Camus l’évoque également dans Le Mythe de Sisyphe : condamné aux Enfers, Sisyphe est condamné à rouler un rocher le long d’une pente qui, au sommet, retombe sans cesse.
On peut aussi songer au châtiment des Danaïdes : les cinquante filles de Danaos qui avaient égorgé leurs époux sont condamnées à verser éternellement de l’eau dans un tonneau sans fond.

Ici, l’absurde c’est la vie sans coupure, sans sommeil, l’absence de répit, de repos, de ressourcement.

L’atemporalité est connotée par la métamorphose : l’atrophie des paupières entraîne une torture permanente. C’est ainsi que Garcin parle de « l’indiscrétion grossière et insoutenable de votre regard ». L’autre regardé devient en quelque sorte objet sous ce regard permanent.

L’espace et le temps sont désormais dénués de sens.

Arthur Rimbaud est né le 20.10.1854 et est mort le 10.11.1891.
Il s’inspire de la guerre de 1870 dans ce sonnet.

Ce poème, qui figure dans le « recueil de Douai », s’inspire de deux éléments biographiques : les fugues et la guerre de 1870.

Conclusion

Ainsi l’enfer sartrien se définit d’abord par ce qu’il n’est pas. Par opposition à l’image traditionnelle de l’ « enfer » chrétien, lieu de souffrances et de châtiments, il ne comporte aucun instrument de torture. Dès son entrée, Garcin demande où sont « les pals, les grils, les entonnoirs de cuir ». Le garçon s’étonne de la question et éclate de rire.

De même, ce lieu qui a l’apparence d’un hôtel international, n’a pas les caractéristiques des chambres d’hôtel ordinaires : « pas de glaces, pas de fenêtres », pas de salle de bain, ni même de « brosses à dents ».

Ces allusions aux objets manquants tendent à créer chez le lecteur un dépaysement total pour mieux le projeter dans un ailleurs vraiment inconnu.

Mais la manière dont on vit dans l’ « enfer » sartrien est surtout un supplice. Si le « huis clos » est un lieu sans agitation, il est aussi un lieu sans repos. L’impossibilité de dormir rend permanente la cohabitation déjà insupportable. La conscience est en éveil éternel. Nul moyen de s’échapper dans le sommeil, nul moyen non plus, de se réfugier, dans la rêverie : les paupières de Garcin sont atrophiées.

L’individu n’ayant plus d’échappatoire, l’enfer ne possédant aucun instrument de torture, le châtiment ne peut être que normal. L’être vivra éternellement à nu, prisonnier de sa pensée et de l’impitoyable regard d’autrui.

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