Pierre Carlet de Marivaux

Marivaux, Les acteurs de bonne foi, Scène II

Texte étudié

LISETTE, COLETTE, BLAISE, MERLIN

MERLIN
Allons, mes enfants, je vous attendais ; montrez-moi un petit échantillon de votre savoir-faire, et tâchons de gagner notre argent le mieux que nous pourrons ; répétons.

LISETTE
Ce que j’aime de ta comédie, c’est que nous nous la donnerons à nous-même ; car je pense que nous allons tenir de jolis propos.

MERLIN
De très-jolis propos ; car, dans le plan de ma pièce, vous ne sortez point de votre caractère, vous autres : toi, tu joues une maligne soubrette à qui l’on en fait point accroire, et te voilà ; Blaise a l’air d’un nigaud pris sans vert, et il en fait le rôle ; une petite coquette de village et Colette, c’est la même chose ; un joli homme et moi, c’est tout un. Un joli homme est inconstant, une coquette n’est pas fidèle : Colette trahit Blaise, je néglige ta flamme. Blaise est un sot qui en pleure, tu es une diablesse qui t’en mets en fureur ; et voilà ma pièce. Oh ! Je défie qu’on arrange mieux les choses.

BLAISE
Oui ; mais si ce que j’allons jouer allait être vrai ! Prenez garde, au moins ; il ne faut pas du tout de bon : car j’aime Colette, dame !

MERLIN
À merveille ! Blaise, je te demande ce ton nigaud-là dans la pièce.

LISETTE
Écoutez, Monsieur le joli homme, il a raison ; que ceci ne passe point la raillerie ; car je ne suis pas endurante, je vous en avertis.

MERLIN
Fort bien, Lisette ! Il y a un aigre-doux dans ce ton-là qu’il faut conserver.

COLETTE
Allez, allez, Mademoiselle Lisette ; il n’y a rien à appréhender pour vous ; car vous êtes plus jolie que moi ; Monsieur Merlin le sait bien.

MERLIN
Courage, friponne ; vous y êtes, c’est dans ce goût-là qu’il faut jouer votre rôle. Allons, commençons à répéter.

LISETTE
C’est à nous deux à commencer, je crois.

MERLIN
Oui, nous sommes la première scène ; asseyez-vous là, vous autres ; et nous, débutons. tu es au fait, Lisette. (Colette et Blaise s’asseyent comme spectateurs d’une scène dont ils ne sont pas.) Tu arrives sur le théâtre, et tu me trouves rêveur et distrait. Recule-toi un peu, pour me laisser prendre ma contenance.

Marivaux, Les Acteurs de bonne foi

Introduction

En mettant en scène une troupe de théâtre se préparant à une improvisation, Marivaux, comme Molière un siècle avant lui dans L’impromptu de Versailles propose ainsi une mise en abîme de son métier et de celui de comédien. Cette pièce de théâtre dans le théâtre donne l’occasion à Marivaux de partager quelques unes de ses réflexions et interrogations sur les notions d’identité, de position sociale, de rôle, de personnage et de comédien. Dans cette scène, les acteurs s’apprêtent à improviser à partir d’un canevas : c’est le principe fondateur de la Comedia Dell’Arte, troupe italienne qui joue d’innombrables variations d’un scénario de base très simple, posant les grands traits des personnages (Arlequin, Matamore…).

I. La question des limites du jeu

Centrale dans ce texte, cette problématique est celle de tout acteur qui doit se couler dans un personnage avec lequel il entretient des rapports souvent complexes. Qu’est-ce qui est le plus difficile à jouer ? Un rôle très proche de la vraie nature de l’acteur ou un rôle qui lui est complètement étranger ?

II. La scène et le rôle de Merlin

Merlin a plusieurs casquettes. Il est tout à la fois metteur en scène, auteur, meneur de jeu, et comédien. Il explique le canevas à ses comédiens et le commente. Il est paternaliste (« allons mes enfants ») et valorise ses acteurs (« montrez-moi un petit échantillon de votre savoir-faire »). Il distribue les rôles et justifie cette répartition (« toi, tu joues une maligne soubrette […], Blaise […] en fait le rôle, … »). Il s’est amusé à inventer des personnages très proches des comédiens, et à les forcer ainsi à jouer leur propre rôle, les entraînant dans la confusion entre la fiction et le réel, la comédie et la vie. Son ton est ironique, amusé, il se frotte les mains à l’idée de voir ainsi les comédiens se débattre aux frontières du réel.

III. Une situation dangereuse

Merlin profite de sa distribution des rôles pour poser des jugements très directs sur ses comédiens. Il les décrit en quelques traits de caractères, comme il le fait pour des personnages de théâtre, qui sont forcément caricaturaux et archétypiques. Sans ménagement, il les met brutalement face à l’image qu’ils lui renvoient. Ainsi, dans sa bouche, Lisette est comme une « maligne soubrette à qui l’on n’en fait point accroire », Blaise « a l’air d’un nigaud pris sans vert », Colette serait « une petite coquette de village », et il se garde le beau rôle : « un joli homme ». De plus, il s’immisce dans l’intimité de chacun en se saisissant de leur personnalité. Les acteurs seront en effet sans la protection de la fiction, et donc très exposés aux blessures d’orgueil, aux quiproquos, aux accès de sincérité parfois dangereux. Il rit d’avance du comique de situation qu’il cherche à susciter, et met au défi ses comédiens de jouer leurs propres identités en gardant leur professionnalisme et la tête froide. Les comédiens sont insécurisés, circonspects, et sentent le danger : « prenez garde, au moins ; il ne faut pas du tout de bon, car j’aime Colette, dame ! », « écoutez, Monsieur le joli homme, il a raison ; que ceci ne passe point la raillerie ; car je ne suis pas endurante, je vous en avertis. »

IV. Le théâtre dans le théâtre

Nous avons ici deux niveaux distincts, mais qui se chevauchent en permanence, ce qui entraîne une vraie confusion pour le lecteur qui se doit affronter la même difficulté que les comédiens à faire la distinction entre comédie et réalité. Marivaux s’amuse comme Merlin à brouiller les pistes.

Conclusion

Merlin est content du tour qu’il va jouer à ses comédiens en les faisant jouer leur propre rôle. Il les encourage à dépasser leur peur. Marivaux évoque ici les risques du métier de comédien… Et le titre est un clin d’œil à cette question centrale des limites du jeu.

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