Pierre Carlet de Marivaux

Marivaux, L’Îles des Esclaves, Scène 2

Texte étudié

Scène II – Trivelin, Iphicrate, Arlequin

TRIVELIN – Ne m’interrompez point, mes enfants. Je pense donc que vous savez qui nous sommes. Quand nos pères, irrités de la cruauté de leurs maîtres, quittèrent la Grèce et vinrent s’établir ici dans le ressentiment des outrages qu’ils avaient reçus de leurs patrons, la première loi qu’ils y firent fut d’ôter la vie à tous les maîtres que le hasard ou le naufrage conduirait dans leur île, et conséquemment de rendre la liberté à tous les esclaves ; la vengeance avait dicté cette loi ; vingt ans après la raison l’abolit, et en dicta une plus douce. Nous ne nous vengeons plus de vous, nous vous corrigeons ; ce n’est plus votre vie que nous poursuivons, c’est la barbarie de vos coeurs que nous voulons détruire ; nous vous jetons dans l’esclavage pour vous rendre sensibles aux maux qu’on y éprouve ; nous vous humilions, afin que, nous trouvant superbes, vous vous reprochiez de l’avoir été. Votre esclavage, ou plutôt votre cours d’humanité, dure trois ans, au bout desquels on vous renvoie si vos maîtres sont contents de vos progrès ; et, si vous ne devenez pas meilleurs, nous vous retenons par charité pour les nouveaux malheureux que vous iriez faire encore ailleurs, et, par bonté pour vous, nous vous marions avec une de nos citoyennes. Ce sont là nos lois à cet égard, mettez à profit leur rigueur salutaire, remerciez le sort qui vous conduit ici ; il vous remet en nos mains durs, injustes et superbes ; vous voilà en mauvais état, nous entreprenons de vous guérir; vous êtes moins nos esclaves que nos malades, et nous ne prenons que trois ans pour vous rendre sains, c’est-à-dire humains, raisonnables et généreux pour toute votre vie.

Marivaux, L’île des esclaves

Introduction

L’arrivée de Trivelin amène l’illusion théâtrale du changement d’état et de la nouvelle loi de l’île. Cette illusion sera visualisée d’abord par un changement de nom puis par un changement de vêtements : le spectateur doit croire à cette inversion des rôles en utilisant ici le costume (le théâtre, surtout celui de Marivaux, est présenté comme une illusion de la réalité et Marivaux utilise souvent la mise en abyme, c’est-à-dire le théâtre dans le théâtre).

La loi de l’île est amenée par un verbe qui est répété, « corriger » (ce verbe peut avoir deux sens) mais le champ lexical de la maladie et du soin vont le ramener du côté moral.

Les sens de l’apologue se précisent et il y a de plus en plus de ressemblances entre Athènes et la vie au XVIIIe siècle.

I. Évolution de la loi de l’île

A. Historique

L’île a été construite sur une révolte, où il y a des réfugiés esclaves.

Filiation « héritier de la cruauté », « ressentiment des outrages » : colère légitime.

Fonctionnement pour Marivaux : l’immoral est illégitime pour la société (la loi du plus fort).

Une hiérarchie qui amène la cruauté.

« nous », « nos pères » : la notion d’esclavage est lointaine et a disparu de l’île.

Dans l’île, on est ce que l’on est, et on n’est pas reconnu par la naissance.

B. Première loi de l’île

Loi du talion « œil pour œil dent pour dent » = loi tribale.
Cette île nous semble pas très évoluée car la loi nous parait comme ancienne.

Brutalité de l’action et absence de jugement = autre défense.
Antithèse vengeance/raison qui amène la fin de cette première loi.

20 ans après : rapidité de la transformation : les esclaves sont intelligents et raisonnables et en peu de temps, ils représentent l’évolution humaine (sorte d’utopie).

NB : Il pourrait être intéressant de faire une partie sur la sagesse de Trivelin qui représente à lui seul l’évolution humaine.

C. La seconde loi de l’île

Loi plus douce mais pas trop : abolition de la peine de mort ; on considère que quelqu’un peut changer ou se transformer.

La conception de l’homme a changé : on ne supprime plus le coupable, et on le rééduque. La punition est l’inversion des rôles à une date limite (3 ans).

D. La sanction finale

La sanction finale : soit la rééducation est réussie, soit on les marie de force avec des citoyennes (anciennes esclaves).

Cette sanction est particulièrement grave au XVIIIe siècle car aucune dérogation aux classes sociales n’est possible.

Cette menace montre que la confiance en l’être humain est limitée. Il faut pour qu’il puisse progresser qu’il y ait des règles strictes (loi de l’île) et un système de punition et de récompenses, sans lequel il n’y a aucun but de changement (on est encore dans l’éducation, ils sont encore des enfants et pas des hommes ; il faut supposer que les anciens esclaves aussi peuvent progresser, sinon l’inversion des rôles ne serait que cruauté).

Pour exposer cette loi et la rendre plus compréhensible à des jeunes maîtres qui n’ont jamais réfléchi à ce problème, Trivelin utilise la métaphore de la maladie et du soin, c’est-à-dire celle de la cure (image argumentative).

II. La cure de l’humanité et son sens

A. La correction

Dès le début de la scène, Trivelin propose à Arlequin de corriger son maître. Il s’agit du sens premier du mot « corriger » qui est « remettre droit ». Ce verbe sera repris tout au long de la scène.

Dans la tirade : « corriger » / « se venger ».

B. Champ lexical de la maladie et du soin

Salutaire = qui soigne.

– « mauvais état », « guérir », « sains ».
– « purgation », « saigner » (= métaphore filée).

Il s’agit d’une maladie morale, une maladie du corps social qui est représentée ici comme une maladie individuelle.

L’intérêt de cette métaphore retire la culpabilité du jeune maître car il n’est que l’héritier d’un système. Cela va aider le changement car c’est une prise de conscience de sa propre responsabilité. Le jeune maître va être associé à sa cure (changement de nom, de vêtements, changement total d’identité, de classe sociale, mais désir de travailler pour obtenir la récompense).

C. Les étapes de la cure

Trivelin procède à une auto-justification de la loi de l’île (on ne sauta d’ailleurs jamais qui est Trivelin. Il ne se présente pas, il semble tout puissant et omniscient. On a même vu dans ce personnage quelque chose de divin : « deus ex-machina »).

• 1ère étape : auto-justification de l’inversion des rôles.
• 2ème étape : rendre sensible.
• 3ème étape : « nous » / « vous ».
• 4ème étape : champ lexical de la morale : « meilleur », « charité », « bonté ».

Il s’agit bien encore une fois de soigner le corps social.

Le terme « maître » a deux sens :
– Maître / esclave : le dominant.
– Le pédagogue.

Trivelin lui aussi est associé à cette cure.

Cette triade est à valeur didactique.

NB : En cas de partie sur l’argumentation, relevez la métaphore filée, l’usage des pronoms, les liens logiques, les antithèses. Ne pas oublier d’insister sur la visée morale et sur le vocabulaire des sentiments et des sensations. L’argumentation est donc un mélange de persuasion (appel aux sentiments) et de conviction => il y a de véritables arguments dans le texte. N’oubliez pas aussi l’implicite : à cause de la censure, beaucoup d’idées sont sous-entendues.

Conclusion

Une tirade importante dans la mesure où elle précise au spectateur ce qu’il avait entrevu dès la première scène (avec le refus d’obéir grandissant d’Arlequin), et où elle permet de comprendre également les intentions de l’auteur par rapport au déroulement général de la pièce. Une tirade qui laisse également voir quelques idées maîtresses de la philosophie de Marivaux, et qui permet d’emblée de ne pas s’y tromper : il ne s’agit pas de renverser l’édifice social, mais de lui donner un visage plus humain.

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