Molière

Molière, Le Misanthrope, Acte I, Scène 1, Vers 119 à 166

Texte étudié

Alceste
Non : elle est générale, et je hais tous les hommes :
Les uns, parce qu’ils sont méchants et malfaisants,
Et les autres, pour être aux méchants complaisants,
Et n’avoir pas pour eux ces haines vigoureuses
Que doit donner le vice aux âmes vertueuses.
De cette complaisance on voit l’injuste excès
Pour le franc scélérat avec qui j’ai procès :
Au travers de son masque on voit à plein le traître ;
Partout il est connu pour tout ce qu’il peut être ;
Et ses roulements d’yeux et son ton radouci
N’imposent qu’à des gens qui ne sont point d’ici.
On sait que ce pied plat, digne qu’on le confonde,
Par de sales emplois s’est poussé dans le monde,
Et que par eux son sort de splendeur revêtu
Fait gronder le mérite et rougir la vertu.
Quelques titres honteux qu’en tous lieux on lui donne,
Son misérable honneur ne voit pour lui personne ;
Nommez-le fourbe, infâme, et scélérat maudit,
Tout le monde en convient, et nul n’y contredit.
Cependant sa grimace est partout bienvenue :
On l’accueille, on lui rit, partout il s’insinue ;
Et s’il est, par la brigue, un rang à disputer,
Sur le plus honnête homme on le voit l’emporter.
Têtebleu ! ce me sont de mortelles blessures,
De voir qu’avec le vice on garde des mesures ;
Et parfois il me prend des mouvements soudains
De fuir dans un désert l’approche des humains.

Philinte
Mon Dieu, des mœurs du temps mettons-nous, moins en peine,
Et faisons un peu grâce à la nature humaine ;
Ne l’examinons point dans la grande rigueur,
Et voyons ses défauts avec quelque douceur.
Il faut, parmi le monde, une vertu traitable ;
A force de sagesse, on peut être blâmable ;
La parfaite raison fuit toute extrémité,
Et veut que l’on soit sage avec sobriété.
Cette grande roideur des vertus des vieux âges
Heurte trop notre siècle et les communs usages ;
Elle veut aux mortels trop de perfection :
Il faut fléchir au temps sans obstination ;
Et c’est une folie à nulle autre seconde
De vouloir se mêler de corriger le monde.
J’observe, comme vous, cent choses tous les jours,
Qui pourroient mieux aller, prenant un autre cours ;
Mais quoi qu’à chaque pas je puisse voir paroître,
En courroux, comme vous, on ne me voit point être ;
Je prends tout doucement les hommes comme ils sont,
J’accoutume mon âme à souffrir ce qu’ils font ;
Et je crois qu’à la cour, de même qu’à la ville,
Mon flegme est philosophe autant que votre bile.

Molière, Le Misanthrope

Introduction

« Le Misanthrope » est une pièce de Molière écrite en 1666. Elle met en scène un personnage excessif : Alceste, qui déteste ses semblables et ne leur pardonne rien (misanthrope a une racine grecque : « mis » qui signifie haïr, et « anthrope », homme).

Il lui oppose Philinte, son ami, qui lui est mesuré et sage, c’est un « honnête homme ».

Les personnages excessifs sont fréquents chez Molière : Tartuffe, Arnolphe… A chaque fois, Molière met en opposition un personnage qui incarne la sagesse, la réflexion et la mesure (grandes valeurs du classicisme).

Cette pièce fait partie du théâtre comique mais surtout du théâtre argumentatif.

Nous étudierons d’abord les trois étapes de la tirade d’Alceste puis nous approfondirons l’étude de celle-ci, et enfin nous analyserons le personnage de Philinte…

I. Les trois étapes de la tirade d’Alceste

1. Du vers 1 au vers 5

C’est un exposé de la haine d’Alceste, une critique forte des comportements humains qui englobe l’ensemble des hommes : « les uns », « les autres » (vers 2 et 3).

2. Vers 6 au vers 23

Ce passage met en scène un personnage avec qui Alceste est en procès (fréquent au XVIIe siècle et dans les pièces de Molière – se rappeler que Molière a fait des études de droit).

Mise en évidence du comportement hypocrite (l’acteur en grec ancien) du « scélérat » (vient de scelus, le crime) au vers 7 et du comportement des gens en sa présence.

Dénonciation très violente de ces attitudes avec des exemples de complaisance à l’égard de ceux qui utilisent l’hypocrisie pour réussir dans le monde (autre exemple bien sûr, Tartuffe).

3. Vers 24 à 27

Cette partie expose les réactions personnelles d’Alceste, sa souffrance, son désir de fuir définitivement le genre humain.

Alceste part d’une généralité pour en venir à un exemple personnel, et enfin à ses réactions personnelles. C’est en fait le mouvement d’un retour sur soi, d’un retour à sa solitude.

II. Une tirade violente

Alceste vise trois choses dans cette tirade : la méchanceté, l’hypocrisie et la complaisance à ces deux vices, surtout au deuxième.

1. La méchanceté

On retrouve bien sûr le champ lexical de la méchanceté : « méchants », « malfaisants » (vers 2), « méchants » (vers 3).

De plus tous ces termes sont situés dans le second hémistiche des vers et attirent donc l’attention. L’attention est d’autant plus attirée qu’il y a une récurrence du son avec l’assonance en [an], comme une sorte d’obsession chez Alceste.

Il y a également la mise en scène d’un « scélérat » (vers 7), mot très fort, avec une connotation très péjorative, surtout renforcée par l’adjectif « franc ».

Ce terme est repris par une énumération de mots synonymes au vers 18 : fourbe, infâme, scélérat maudit. On note que tous ces termes sont des termes hyperboliques.

2. L’hypocrisie

L’hypocrisie est « le vice à la mode » – voir Dom Juan, 1665.

On retrouve ici tout le champ lexical du mensonge : « masque » (étymologiquement traître) qui est mis en valeur à la fin du vers 8, tout le vers 10 qui donne à voir et à entendre l’hypocrite, « grimace » au vers 20.

En rapportant le parcours et la situation actuelle de son « ennemi », Alceste insiste sur la malhonnêteté des moyens utilisés : « sales emplois » (vers 13), « s’insinue » (vers 21). Tout cela est résumé dans un seul mot, « vice », au vers 25.

3. La complaisance

Alceste dénonce aussi tous ceux qui ont la faiblesse de ne pas condamner les méchants et les hypocrites.

On remarque les deux termes « malfaisants » et « complaisants » qui sont à la limite de la paronymie et qui sont mis en valeur par la similitude de leur place dans le vers.

Pour Alceste, être complaisant (vers 4) c’est ne pas réagir violemment au vice comme lui, c’est une passivité qui favorise le développement du vice.

La critique la plus violente est celle du vers 18 au vers 25, c’est l’accueil empressé fait au scélérat ; le ton d’Alceste est indigné dans l’énumération du vers 21, la fin du vers étant la conséquence directe du premier hémistiche.

S’ajoute au vers 23 la condamnation de l’injustice faite à l’honnête homme, qui entraîne une réaction violente de la part d’Alceste, réaction hyperbolique « mortelles blessures » au vers 24.

On note la violence du ton, la forme expressive très forte et non impressive car Alceste ne compte pas changer le genre humain.
Son salut réside donc dans cette solution extrême : fuir le genre humain, se retirer dans un « désert » (vers 27).

Que ce soit les hyperboles, les jurons (vers 24) ou les accumulations, tout est excessif, les propos comme les réactions. Alceste est un atrabilaire intransigeant et rigoriste, intraitable, colérique, haineux et méprisant.

Sa critique, très vive, est avant tout sociale : les hommes en société sont méchants, soit ils sont d’accord avec les méchants et hypocrites par lâcheté. Seule solution, il n’y a plus qu’à vivre en ermite. Mais est-ce possible ? Ne peut-on pas réagir différemment ?

III. Philinte

Philinte (dont la racine grecque signifie « aimer ») fait un ensemble de recommandations dès le vers 28 : utilisation de « nous » et d’impératifs. Le « je » n’apparaîtra qu’au vers 42. Philinte ne se pose pas en justicier, mais en modérateur.

1. Expression de la modération

Plusieurs procédés pour exprimer la modération sont retrouvés tout au long de la tirade de Philinte. Il s’agit de « Mon Dieu », suivi de recommandations (vers 28) puis l’emploi de termes atténuateurs aux vers 29, 31 et 32, et enfin le rejet d’une rigueur trop grande au vers 30.

C’est la même chose en fin de tirade avec le refus de la colère (vers 45), le modalisateur « tout doucement », le verbe souffrir dans le sens de supporter au vers 47, et enfin le constat posé à la fin de la tirade : « Mon flegme est philosophe autant que votre bile ».

C’est expression n’est pas vaine, il s’agit en effet d’un procédé argumentatif.

2. Pourquoi être modéré ?

Philinte ne nie pas les défauts du genre humain (vers 31), c’est donc un mouvement concessif qu’il fait mais il montre aussi qu’il ne faut pas être excessivement sévère. Pour démontrer cela il avance plusieurs arguments :

Les prétentions d’Alceste ne sont pas réalistes, elles ne sont pas lucides (vers 40, 41 : « folie »).

Il énonce des moralités qui font penser aux morales de La Fontaine aux vers 33, 34 et 35. Ce qui dépasse la mesure est inhumain, cette morale résume à elle seule le classicisme et les idées de Molière.

Il énonce qu’il faut vivre avec son temps, que la perfection des temps passés est révolue, inadaptée à l’époque : « roideur », « vertus », « vieux âges », « heurte ». Le vers 39, en particulier, est très explicite.

Cela ne veut pas dire qu’il faut accepter les défauts des hommes, mais qu’il faut les comprendre : un être humain ne saurait juger sévèrement ses semblables.

3. Comment Philinte s’y prend-il ?

Il emploie des impératifs : vers 28, 29, 30 et 31.

Il y a une alternance entre propositions positives et propositions négatives (vers 28 à 31).

Il utilise la première personne du pluriel pour inclure et inviter Alceste à partager son point de vue.

Il utilise également des formulations impersonnelles, presque proverbiales, accessibles à tous : « il faut… » (vers 32 et 39), le présent de généralité, le pronom indéfini « on » aux vers 33 et 35 avec des termes généralisant : « communs usages », « mortels », « le monde ».

Des termes abstraits sont là pour souligner le caractère moral du discours : « vertu » (vers 32), « sagesse » (vers 33), « parfaite raison » (vers 34), « sobriété » (vers 35), « perfection » (vers 38)…
Il se sert pour terminer de son expérience personnelle. La dernière partie de sa tirade est à la première personne. Philinte évoque ce qu’il fait et qui peut être pris comme exemple. Si quelqu’un le fait, c’est qu’il est possible de le faire ; c’est une sorte de preuve.

On voit bien que par son refus des excès, sa patience, sa raison, son comportement sociable et humain, et son intelligence, Philinte est un « honnête homme » au sens du XVIIe siècle, à qui Alceste sert de repoussoir.

Conclusion

Que faut-il en penser ? « Le Misanthrope » est une œuvre fine et complexe. Molière, bien sûr, croit à la nécessité d’une morale sociale, il croit au bon sens qui évite les excès et Alceste est ridicule par bien des côtés.

Cependant, voici ses derniers mots dans la pièce : « Trahi de toutes parts, accablé d’injustices, Je vais sortir d’un gouffre où triomphent les vices Et chercher sur la terre un endroit écarté Où d’être homme d’honneur on ait la liberté ».

Cette dernière tirade ne manque certes pas de panache… Et on peut se poser cette question : jusqu’où peut-on accepter les compromis de la vie en société ?

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