Troyat, Le marchand de masques, Résumé
Henri Troyat, né en 1911 de parents arméniens dont il relate la vie dans son livre souvenir Un si long chemin, fait partie des plus grands écrivains contemporains de la littérature française. D’origine russe, il quitte son pays suite à la Révolution d’octobre en 1917 et poursuit en France de brillantes études au terme desquelles il obtiendra une licence en droit.
Prolixe et talentueux écrivain, membre éminent de l’Académie française, il écrit dans toute sa carrière une centaine de biographies et de romans dont son premier,Faux Jour, publié en 1935 et récompensé par le prix du roman populiste alors qu’il est rédacteur à la préfecture de la Seine ou encore L’Araignée roman couronné par le prestigieux prix Goncourt. L’ensemble de son œuvre reçoit le prix Prince-Pierre-de-Monaco et le prix des Ambassadeurs. Henri Troyat est mort à Paris à 95 ans et gît au cimetière Montparnasse.
Le marchand de masques est publié en 1994 et constitue le chef-d’œuvre de son auteur. Ce « roman gigogne » qui a pour cadre narratif le Paris de l’année 1935 est constitué de deux parties et fait ainsi coexister en un seul ouvrage deux histoires distinctes et successives: celle du personnage principal Valentin et celle de son « moi fictif » recomposé par Adrien, son neveu plusieurs dizaines d’années plus tard. Valentin Sarabosse est un fonctionnaire introverti qui rêve de devenir un écrivain connu mais qui dépérit pour survivre en analysant des documents financiers au fond d’un bureau de la préfecture de la Seine, sous la férule exigeante de Mlle Filoutier, sa supérieure hiérarchique. Valentin adopte le pseudo Saragosse sur les conseils de son éditeur Firmin Bolério, et se rebelle face à l’attente de celui-ci qui exige un style plus académique. L’écrivain en herbe se languit d’un succès à venir tandis que sa maison d’édition se montre frileuse quand à la publication de ses premiers écrits. Valentin côtoie les salons littéraires lors desquels il finit par rencontrer Émilienne, femme divorcée de quinze ans de plus que lui, qui le protège, lui apporte ses conseils et son soutien et l’introduit dans le monde fermé des lettres. Mais celle-ci est déjà mère d’un fils, Éric, qui est défavorable à l’arrivée de Valentin dans leur existence et lui préfère Marcel Lachelot, l’homme qui subvient aux besoins de leur famille. Quand Émilienne tombe enceinte et découvre que l’enfant est celui de Valentin, elle préfère au grand amour la régularisation de sa situation et choisit donc d’épouser Marcel qui l’acceptera avec son enfant. En s’éloignant de Valentin, elle précipite hélas son suicide car il demeure très seul et mal entouré par un père alcoolique, un frère qu’il déteste et Gaston, son ami inconsistant. Las d’une vie qui lui pèse, il finira par y mettre un terme.
Dans la seconde partie du récit, soit cinquante-six ans plus tard, Adrien, le neveu de Valentin, entreprend d’écrire la biographie de cet oncle décédé l’année de sa propre naissance. Au fil de ses recherches auprès des survivants de l’époque, il récolte témoignages et informations qui lui permettent de reconstituer le puzzle de sa vie afin de répondre ainsi aux questions qui l’interpellent depuis longtemps. Pourquoi Valentin s’est-il suicidé et qui était il réellement ? Quelle est sa vérité profonde derrière son masque ? Cependant, la recomposition de sa vie érigée en manuscrit, se trouve remise en question dans sa véracité le jour où l’arrivée d’une lettre vient contredire tout le travail effectué jusqu’alors.
L’ouvrage d’Henri Troyat, remarquablement écrit et construit soulève le problème de la condition et des caractéristiques de l’écrivain dans les années 30. Il apparaît que Valentin n’est pas habité par la conviction par le génie et le désir profond de créer qui font le succès d’un homme de lettres. Mais en est-il moins méritant pour autant ? est-il moins talentueux que ceux qui peuplent les salons et qui sont souvent des imposteurs qui n’aspirent qu’à être à la mode tout en demeurant vains et creux, cachés derrière des masques de leurs « mois » factices ? En effet, c’est l’hypocrisie qui règne dans ces microcosmes littéraires fermés qui ne sont que des reflets de la société dans laquelle évoluent Valentin et tous les personnages du roman. Valentin qui est dépourvu de confiance en lui perd rapidement pied dans cette « foire aux vanités » où chacun sourit faussement et jette de la poudre aux yeux de ses voisins pour montrer son importance. Cet entourage superficiel et faux montre d’autant plus cruellement à Valentin à quel point il est insignifiant, inférieur, et n’intéresse personne. Lui qui a désespérément besoin de repères et d’appuis pour lui prouver sa propre valeur, il ne rencontre que des masques, jusqu’à la déception la plus cruelle infligée par sa maîtresse qui le fuit malgré sa promesse d’un amour inconditionnel.
Ce roman qui marque l’apogée de la gloire littéraire et du talent de son auteur pose également la question de l’identité du véritable marchand de masques parmi tous ces personnages qui évoluent dans le mensonge permanent et portent tous le masque : Valentin ment à sa partenaire et se ment aussi à lui même en se laissant écraser par son environnement jusqu’à faire naître en lui un désespoir immense qui va le mener au suicide. Adrien, qui se veut biographe, de son oncle, détruit un document décisif pour son manuscrit et fonde l’ensemble de son travail ambitieux d’investigation sur un mensonge consistant à déguiser, en guise de réparation, l’histoire d’un auteur en échec en homme de talent au destin glorieux. Or, malgré son insuccès, Valentin Sarabosse n’est pas du tout le raté auquel on veut nous faire croire, mais un homme malheureux, perdu, sans repères ni confiance en soi. De plus, ce mensonge à propos de Valentin est doublé par cette lettre supprimée qui aurait modifié tout un manuscrit mais qui aurait rétabli la vérité. Adrien, à l’instar d’un grand nombre de biographes dans le monde littéraire, souhaite par dessus tout écrire, en l’enjolivant si nécessaire, un bel ouvrage destiné à sublimer la vie de son oncle défunt, fut-ce au prix de la vérité. Il préfère alors mentir lui aussi, même par omission, et publier un roman qui porte un masque lui aussi puisqu’il se travestit en biographie.
Contrairement à son roman L’affaire Crémonnière, paru trois ans plus tard, où Henri Troyat nous met en garde contre les dégâts que peut occasionner la quête de vérité il met ici en scène tous les aspects du mensonge commis volontairement, consciencieusement ou bien par omission. Dans cette fable tragi-comique, l’ambiance d’affabulation permanente crée un monde insupportable tissé de faux-semblants et qui mène à la mort le personnage principal qui est fragile et désespérément en manque d’ancrage. En effet, son suicide est essentiellement motivé par sa croyance quand à son absence de talent. Or cette fausse croyance lui a été inculquée par le monde qui l’entourait alors qu’il manquait seulement de foi et de combativité. Enfin dans ce roman, il est question du poids du temps qui accable Valentin en le menaçant d’un déclin inéluctable et d’une vieillesse qu’il appréhende jusqu’à la phobie. Plutôt que de se battre pour réaliser son rêve de gloire, il sombre dans le désespoir et le pessimisme , finissant par se réfugier dans la mort.