Charles Baudelaire

Baudelaire, Le Vieux Saltimbanque

Extrait étudié

… Tout n’était que lumière, poussière, cris, joie, tumulte; les uns dépensaient, les autres gagnaient, les uns et les autres également joyeux. Les enfants se suspendaient aux jupons de leurs mères pour obtenir quelque bâton de sucre, ou montaient sur les épaules de leurs pères pour mieux voir un escamoteur éblouissant comme un dieu. Et partout circulait, dominant tous les parfums, une odeur de friture qui était comme l’encens de cette fête.
Au bout, à l’extrême bout de la rangée de baraques, comme si, honteux, il s’était exilé lui-même de toutes ces splendeurs, je vis un pauvre saltimbanque, voûté, caduc, décrépit, une ruine d’homme, adossé contre un des poteaux de sa cahute; une cahute plus misérable que celle du sauvage le plus abruti, et dont deux bouts de chandelles, coulants et fumants, éclairaient trop bien encore la détresse.
Partout la joie, le gain, la débauche; partout la certitude du pain pour les lendemains; partout l’explosion frénétique de la vitalité. Ici la misère absolue, la misère affublée, pour comble d’horreur, de haillons comiques, où la nécessité, bien plus que l’art, avait introduit le contraste. Il ne riait pas, le misérable! Il ne pleurait pas, il ne dansait pas, il ne gesticulait pas, il ne criait pas; il ne chantait aucune chanson, ni gaie ni lamentable, il n’implorait pas. Il était muet et immobile. Il avait renoncé, il avait abdiqué. Sa destinée était faite.
Mais quel regard profond, inoubliable, il promenait sur la foule et les lumières, dont le flot mouvant s’arrêtait à quelques pas de sa répulsive misère! …

Baudelaire, Le vieux saltimbanque

Introduction

A partir du XIXème siècle, le vers mesuré et la rime ne constituent plus des critères essentiels de l’écriture poétique. Ainsi, nombre de poètes se libèrent des contraintes formelles de la poésie traditionnelle et composent des poèmes en prose

Après la découverte du recueil Gaspard de la Nuit d’Aloysius Bertrand, Baudelaire s’est aussi attelé au genre du poème en prose. Il écrivit Le Spleen de Paris publié en 1869 après sa mort. Avec Les Fleurs du Mal, il est considéré comme le précurseur de la poésie moderne.

Quand Baudelaire a écrit les poèmes en prose, il se trouve à Bruxelles où, usé par la drogue et par l’alcool, il voit encore devant lui se fermer toutes les portes.

Ce poème s’inspire directement de ses états d’âme : comme ce vieux saltimbanque qui attire l’œil du poète, Baudelaire se sent marginalisé au milieu de la ville.

I. La solitude dans la foule

Un contraste rend plus douloureuse la solitude du pauvre saltimbanque.

1. D’une part, la fête et sa foule

L’impression de grand nombre, de cohue est donnée par :

· les mots à sens collectif (« tout » « partout »),
· l’emploi des pluriels (« les uns et les autres », « les enfants », « leurs mères », « leurs pères »).

2. D’autre part, celui qui est tout seul : un pauvre saltimbanque

Aux yeux du poète, la pire des solitudes est celle que l’on ressent dans la foule des grandes villes.

3. L’utilisation de l’espace

Elle renforce cette solitude d’une impression d’exclusion.

D’une part, l’espace occupé par la fête dont l’évocation est scandée par une rime intérieure en « tout » (renforcée par l’anaphore « partout » de la troisième strophe).

Et puis, une sorte de marche-frontière, un lieu dont la marginalisation est fortement soulignée (« au bout, à l’extrême bout ») par la reprise qui se résout en deux syllabes d’une sécheresse saisissante « ici ».

Le pauvre saltimbanque – qui a été probablement lui aussi, « un escamoteur éblouissant comme un dieu », est désormais déchu, inutilisable, et de ce fait, exclu.

II. Fête et détresse

L’univers de la fête est fait de bruits, de lumière, de mouvement, d’abondance.

1. Le tumulte de la joie

Il est exprimé par le vocabulaire, bien entendu (« cris », « explosion frénétique de vitalité ») ;

Mais aussi, de façon plus subtile et plus suggestive par le rythme : par exemple par les pauses de la première phrase qui lui confèrent un rythme presque bondissant et endiablé (« Tout n’était que lumière, poussière, cris, joie, tumulte ») ou par la cadence quasi-musicale des deux séquences parallèles : « les uns dépensaient, les autres gagnaient » : 5 syllabes chacune ; des vers blancs, grâce à la rime.

2. La lumière

La fête est associée à la lumière.

Cette lumière si vive abolit les couleurs : « tout n’était que lumière » ou encore « un escamoteur éblouissant »).

3. L’animation

Elle est évoquée par :

· Le rythme,
· Le vocabulaire

Et en particulier par l’accumulation des verbes de mouvement (« dépensaient » « gagnaient » « se suspendaient », « montaient », « partout circulait »).

4. L’abondance

Outre la « certitude du pain pour le lendemain », on devine la ripaille facilitée par « le gain » avec les évocations gustatives des « bâtons de sucre » et de « l’odeur de friture ».

Dans l’espace de la fête, tous les sens sont sollicités et comblés, ce sont les « splendeurs » d’une grande ripaille populaire.

L’opposition est frappante avec le refuge du pauvre hère : « une cahute » mot expressif, sémantiquement mais aussi phonétiquement (l’hiatus résultant de la juxtaposition de deux voyelles créant une impression de pénibilité, de souffrance) que Baudelaire utilise deux fois et étoffe d’une comparaison particulièrement expressive presque hyperbolique « plus misérable que celle du sauvage le plus abruti ».

Opposition entre, en regard des lampions de la fête, que ces « deux bouts de chandelles, coulants et fumants » ; plus que la précision de la description de ces deux lumignons, le recours au registre familier, presque populaire de « bouts » (à la place de « morceau ») fait image ; tout cela, repris par le champ lexical en un véritable leitmotiv ; « cahute…chandelles…haillons » et surtout « la détresse », renforcée par l’hyperbole « la misère, la misère absolue ».

III. Le pauvre saltimbanque : réalité et symbole

1. Pauvreté et détresse morale

Il faut considérer la totalité des sens du mot « pauvre ». Le vieux saltimbanque est pauvre, au sens financier, bien sûr, mais sa détresse est surtout morale : il est seul, vieux, pitoyable.

La vie ne l’a pas épargné ; l’abondance des déterminants est éloquente : le « pauvre saltimbanque » est « voûté, caduc, décrépit », c’est une « ruine d’homme » ; les deux derniers déterminants, avec leur impropriété frappante (vocabulaire presque technique du bâtiment) font du vieux saltimbanque presque une chose, est-il encore un homme, ou fait-il presque partie de sa cahute ?

2. Silence et immobilité

Par contraste avec l’univers de la fête, il est « muet et immobile ». C’est ce qu’évoque admirablement la longue accumulation de formules négatives : « il ne riait pas… il ne dansait pas… ».

Silence et immobilité, sorte de stupeur née du malheur, certes ; mais qui constituent aussi une évocation prémonitoire de la mort (déjà connotée par les expressions « voûté, caduc…une ruine d’home ») et quasiment exprimée dans son renoncement et son abdication suggérés par l’accumulation : « il avait renoncé, il avait abdiqué ».

Dans sa solitude, sa misère, sa vieillesse, il n’appartient plus tout à fait au monde des vivants et il le sait.

3. L’intention du poète

Cependant, la fin du poème surprend. Alors que tout le texte a fonctionné sur un système de contrastes – abondance, misère, foule, solitude, joie, détresse- système fort évident, presque simpliste, il se dégage, dans les dernières lignes, une opposition nouvelle : celle qui tient à la différence entre l’attitude pitoyable, résignée du « pauvre saltimbanque » et ce qu’exprime son regard.

Nous décelons à présent l’intention de Baudelaire. L’univers de la fête est aussi celui de la foule vulgaire (bien des mots qui l’évoquent ont une connotation dépréciative : « tumulte », « explosion frénétique », « débauche »).

On sent le poète bien plus proche du vieux saltimbanque sur lequel son regard s’attarde longuement avec une pitié qu’il voudrait nous faire partager.

Le « regard profond, inoubliable » que l’homme promène sur la foule nous invite à aller plus loin, à dépasser cette interprétation, juste sans doute, mais qui n’épuise pas le sens profond du texte.

Seul, misérable, parvenu au terme de sa vie, le « pauvre saltimbanque » semble juger cette foule, la dominer, en discerner les appétits grossiers, l’ingratitude.

Ne s’est-il pas « exilé lui-même » ; cet exil (l’un des mots les plus importants de la poétique baudelairienne) nous laisse deviner une sorte de fraternité entre le poète incompris (« exilé » lui aussi parmi les hommes et le vieux saltimbanque.

La figure du vieil histrion prend alors toute sa signification : rebut de la foule, il en est aussi le juge et la conscience.

Conclusion

Comme dans « L’Albatros », Le poète est donc celui qui, souvent rejeté par la société, conserve toujours une âme critique.

« Le vieux saltimbanque » reprend un thème cher à Baudelaire, celui du poète maudit.

On retrouve dans ce poème en prose les thèmes majeurs chers à Baudelaire : misère, solitude, détresse du poète exilé dans le monde de la médiocrité.

Élargissement : on peut rapprocher ce texte du poème « Le joujou du pauvre »: dans cet autre poème en prose on trouve également une opposition entre deux mondes, celui de la richesse et celui de la pauvreté.

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