Victor Hugo

Hugo, Les Rayons et les Ombres, La fonction du poète

Texte étudié

Peuples ! écoutez le poète !
Écoutez le rêveur sacré !
Dans votre nuit, sans lui complète,
Lui seul a le front éclairé.
Des temps futurs perçant les ombres,
Lui seul distingue en leurs flancs sombres
Le germe qui n’est pas éclos.
Homme, il est doux comme une femme.
Dieu parle à voix basse à son âme
Comme aux forêts et comme aux flots.

C’est lui qui, malgré les épines,
L’envie et la dérision,
Marche, courbé dans vos ruines,
Ramassant la tradition.
De la tradition féconde
Sort tout ce qui couvre le monde,
Tout ce que le ciel peut bénir.
Toute idée, humaine ou divine,
Qui prend le passé pour racine
A pour feuillage l’avenir.

Il rayonne ! il jette sa flamme
Sur l’éternelle vérité !
Il la fait resplendir pour l’âme
D’une merveilleuse clarté.
Il inonde de sa lumière
Ville et désert, Louvre et chaumière,
Et les plaines et les hauteurs ;
À tous d’en haut il la dévoile ;
Car la poésie est l’étoile
Qui mène à Dieu rois et pasteurs !

Hugo, Les Rayons et les Ombres (1840)

Introduction

Victor Hugo a toujours eu une très haute idée du rôle du poète dans la société. Dès ses premiers recueils, par exemple dans Les Orientales, en 1828, il s’engage dans « L’Enfant » contre les massacres des Grecs perpétrés par les Turcs à Chio, et il ne cessera jamais de toute sa vie, dans Les Châtiments, Les Contemplations ou L’Année terrible, en 1871.

Son recueil Les Rayons et les Ombres, publié en 1840, commence par un long poème intitulé « La Fonction du poète » dont les trois dernières strophes résument la pensée : le poète est un mage qui éclaire les hommes. En liaison avec Dieu, il comprend le cosmos et son rêve est sacré.

Nous analyserons d’abord le domaine de compétence du poète, selon Hugo, donc ce qu’il voit ; puis nous étudierons ce qu’il dit, il apporte aux hommes lumière et avenir ; et nous finirons par sa position de « rêveur sacré ».

I. Que voit le poète ?

Victor Hugo détaille le champ de compétence du poète : tout !

1. Une vision universelle

Le poète voit tout : dans l’univers, il a accès à tout : le passé et l’avenir, la nature, les hommes, Dieu, « tout ce qui couvre le monde » (v.16).
Il est homme mais « doux comme une femme », et Dieu le prend pour confident.
Il voit ce qui n’est pas né (v.8), comme ce qui est caché dans les ruines (v.13), mot valorisé par la diérèse.

2. La poésie du cosmos

Le titre du recueil, Les Rayons et les Ombres, invite à méditer sur le domaine de réflexion. Il pourrait convenir d’ailleurs à ce poème même.
Le voisinage des « forêts » et des « flots » (v.10), comme l’énumération spatiale des vers 26 et 27, ainsi que l’ensemble du poème montrent que rien de ce qui appartient au monde n’est étranger au poète.
Il ne se contente pas du cœur humain, des petits problèmes, mais il est « en haut » (v.28) et interprète le monde.
Son champ d’étude, c’est la création toute entière, ombre et lumière.

3. Le géant

Dans son occupation de l’espace, le poète atteint une taille de géant : il est décrit comme gigantesque : « lui seul a le front éclairé ».
Ce front unique est grossi par la lumière, et fait penser aux caricatures qui représentent Hugo avec un énorme front, celui du penseur, et visaient plutôt la satire.
Hugo retourne l’image et symbolise ainsi la pensée supérieure.
La métaphore « inonde de sa lumière » pourrait sembler incohérente en mêlant deux réalités, l’eau d’ »inonder » et la lumière ; mais en fait elle traduit l’abondance et le rôle bienfaiteur et généreux du poète qui distribue ses bienfaits à profusion.

Transition : le poète voit donc plus loin, plus profondément, mais sa connaissance est destinée à la diffusion et à l’enseignement.

II. Il apporte la lumière, éclaire l’avenir

Le thème de la lumière est développé dans un vaste champ lexical : « Il rayonne ! » qui atteint la dimension d’une métaphore de la lumière universelle, donc la connaissance, l’intelligence, opposée à l’obscurantisme.

1. Une parole féconde

Le poète est un créateur, suivant l’étymologie de son nom, « poiein » qui signifie en grec « créer ».
L’idée est dans l’image du « germe » au vers 7, dans la « tradition féconde » qu’il sait réveiller pour construire l’avenir, et dans les bienfaits que son rayonnement répand à profusion sur les hommes, dans la gradation de la troisième strophe : « rayonne, fait resplendir, inonde ».
La parole poétique n’est pas évoquée explicitement, elle n’apparaît que dans cette lumière qui jaillit de son front.*

2. Il réconcilie le passé et l’avenir

Le deuxième dizain montre le lien qu’établit le poète dans le temps, comme un médiateur entre les générations.
Loin de la modernité révolutionnaire, faisant table rase du passé, Hugo voit dans le poète celui qui fait naître l’avenir à partir de la tradition, même à partir de ruines.
La métaphore végétale évoque l’arbre « qui prend passé pour racine/ A pour feuillage l’avenir ».
C’est donc le poète qui, avec minutie, « marche, courbé dans vos ruines » pour établir la continuité entre les hommes dans l’éternité.
Mais l’essentiel est la construction de l’avenir et la foi dans le progrès.
C’est donc une œuvre civilisatrice.

3. Mais sa parole n’est pas toujours entendue

Les obstacles ne manquent pas, même s’ils ne sont pas au centre du poème.
Ils sont concentrés aux vers 11-12 : « les épines/ L’envie et la dérision » : le premier symbolise les difficultés matérielles, les deux autres sont dus aux hommes, et révèlent leur petitesse.
De plus, on ne peut « envier » qu’un plus grand, c’est donc une reconnaissance implicite de la qualité du poète.
Quant à la dérision, elle est très proche de ce qu’endure l’albatros baudelairien. Tous le font souffrir et laissent des traces, mais n’arrêtent pas sa marche.
Mais on sait qu’un prophète ne peut être entendu. Est-ce pour cette raison que l’extrait commence par l’apostrophe : « Peuples, écoutez… » ?

Transition : nous venons de voir les fonctions classiques du poète, lire le monde, le traduire aux hommes. Mais Hugo lui assigne une tâche plus noble encore, la perception du divin.

III. Le prophète

Le poète perçoit le mystère et le révèle aux hommes.

1. Il parle avant et devant

Le prophète est étymologiquement celui « qui parle » « pro » veut dit dire « devant, avant, ou à la place de ». Tous ces sens sont intéressants.
Il est l’étoile, dit la vérité, et ses rayons évoquent les représentations picturales des prophètes, ou encore la statue par laquelle Michel-Ange représente Moïse dans l’église Saint-Pierre-aux-Liens à Rome, avec des rayons sortant de son front, que les touristes mal intentionnés ou peu cultivés prennent pour des cornes.
Il est au-dessus des partis, et conduit les hommes, « rois et pasteurs », à Dieu.
Ses bienfaits sont universels, comme l’expriment les contrastes « villes et déserts, Louvre et chaumière…rois et pasteurs ». Le Louvre symbolise ici le palais royal.
Le verbe poétique se trouve investi des pleins pouvoirs. Car il devient même un guide, comme l’étoile qui a conduit les « rois et pasteurs », allusion à l’épiphanie qui a permis aux rois mages et aux bergers de venir adorer Jésus, l’enfant Dieu, d’après la tradition chrétienne.

2. Le lien avec le sacré, le mystère

Il a une figure de mage, qui voit le mystère, essaie de résoudre l’énigme de la création.
Comme dans « Correspondances » de Baudelaire, le poète entend ce que les autres hommes ne perçoivent pas, ici la parole de Dieu.
Le « rêveur sacré » est l’homme des utopies.
Sa démarche n’est pas rationnelle, mais intuitive, conceptuelle, comme s’il englobait dans son rêve ce qui pourrait définir l’activité poétique de conception et de création, la révélation divine.

3. Un héros prométhéen

Enfin, ce héros qui apporte aux hommes la flamme qui les élève et les rapproche de Dieu rejoint la lignée des héros prométhéens, libérateurs de la race humaine.
Prométhée avait, selon la légende, désobéi à Zeus et donné aux hommes le feu qui, en les libérant de la nuit et du froid, et de la nourriture crue propre aux animaux, les avait rapprochés des divinités.
Lui-même en avait été puni par un châtiment éternel.
Sa démarche est héroïque car elle est une épreuve, qui demande un combat, une recherche, un dépassement de soi rendu par la tonalité épique : grossissement, pluriels, points d’exclamation, les anaphores « lui seul », « tout ce que … ».
Le poème est un discours d’exhortation pour que les hommes reconnaissent enfin la valeur de celui qui leur apporte tant.
On pourrait dire que V. Hugo fait un plaidoyer prophétique pour défendre la fonction prophétique du poète, comme dans une mise en abyme.

Conclusion

Ce poème prophétique invite donc les hommes à reconnaître la place du poète qui voit ce que les autres ne voient pas, le transmet, et élève ainsi les autres hommes au rang du divin.
Dans la tradition romantique, à l’instar de Vigny ou de Lamartine qui professent la même conception, Hugo exprime ici sa haute ambition en plaçant le poète au-dessus de tout, au service des hommes et de leur progrès.

Du même auteur Hugo, Les Châtiments, VII, 1, Sonnez, Sonnez toujours, Clairons de la pensée Hugo, Ruy Blas, Acte V, Scène 4 Hugo, Ruy Blas, Résumé Hugo, Les Misérables, Tome II, Livre 3, Chapitre 5 Hugo, Les Feuilles d'Automne, Le soleil s'est couché... Hugo, Les Contemplations, Résumé Hugo, Hernani, Résumé Hugo, Les Misérables, Partie II, Chapitre 10, Le plateau de Mont Saint-Jean Hugo, Ruy Blas, Scène d'exposition, Acte I, Scène 1 Hugo, Les Contemplations, Elle était déchaussée, elle était décoiffée

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