Victor Hugo

Hugo, Les Misérables, Tome II, Livre 3, Chapitre 5

Texte étudié

Les forêts sont des apocalypses ; et le battement d’ailes d’une petite âme fait un bruit d’agonie sous leur voûte monstrueuse.
Sans se rendre compte de ce qu’elle éprouvait, Cosette se sentait saisir par cette énormité noire de la nature. Ce n’était plus seulement de la terreur qui la gagnait, c’était quelque chose de plus terrible même que la terreur. Elle frissonnait. Les expressions manquent pour dire ce qu’avait d’étrange ce frisson qui la glaçait jusqu’au fond du cœur. Son œil était devenu farouche. Elle croyait sentir qu’elle ne pourrait peut-être pas s’empêcher de revenir là à la même heure le lendemain.
Alors, par une sorte d’instinct, pour sortir de cet état singulier qu’elle ne comprenait pas, mais qui l’effrayait, elle se mit à compter à haute voix un, deux, trois, quatre, jusqu’à dix, et, quand elle eut fini, elle recommença. Cela lui rendit la perception vraie des choses qui l’entouraient. Elle sentit le froid à ses mains qu’elle avait mouillées en puisant de l’eau. Elle se leva. La peur lui était revenue, une peur naturelle et insurmontable. Elle n’eut plus qu’une pensée, s’enfuir ; s’enfuir à toutes jambes, à travers bois, à travers champs, jusqu’aux maisons, jusqu’aux fenêtres, jusqu’aux chandelles allumées. Son regard tomba sur le seau qui était devant elle. Tel était l’effroi que lui inspirait la Thénardier qu’elle n’osa pas s’enfuir sans le seau d’eau. Elle saisit l’anse à deux mains. Elle eut de la peine à soulever le seau.
Elle fit ainsi une douzaine de pas, mais le seau était plein, il était lourd, elle fut forcée de le reposer à terre. Elle respira un instant, puis elle enleva l’anse de nouveau, et se remit à marcher, cette fois un peu plus longtemps. Mais il fallut s’arrêter encore. Après quelques secondes de repos, elle repartit. Elle marchait penchée en avant, la tête baissée, comme une vieille ; le poids du seau tendait et raidissait ses bras maigres ; l’anse de fer achevait d’engourdir et de geler ses petites mains mouillées ; de temps en temps elle était forcée de s’arrêter, et chaque fois qu’elle s’arrêtait l’eau froide qui débordait du seau tombait sur ses jambes nues. Cela se passait au fond d’un bois, la nuit, en hiver, loin de tout regard humain ; c’était un enfant de huit ans. Il n’y avait que Dieu en ce moment qui voyait cette chose triste.
Et sans doute sa mère, hélas !
Car il est des choses qui font ouvrir les yeux aux mortes dans leur tombeau.
Elle soufflait avec une sorte de râlement douloureux ; des sanglots lui serraient la gorge, mais elle n’osait pas pleurer, tant elle avait peur de la Thénardier, même loin. C’était son habitude de se figurer toujours que la Thénardier était là.
Cependant elle ne pouvait pas faire beaucoup de chemin de la sorte, et elle allait bien lentement. Elle avait beau diminuer la durée des stations et marcher entre chaque le plus longtemps possible, elle pensait avec angoisse qu’il lui faudrait plus d’une heure pour retourner ainsi à Montfermeil et que la Thénardier la battrait. Cette angoisse se mêlait à son épouvante d’être seule dans le bois la nuit. Elle était harassée de fatigue et n’était pas encore sortie de la forêt. Parvenue près d’un vieux châtaignier qu’elle connaissait, elle fit une dernière halte plus longue que les autres pour se bien reposer, puis elle rassembla toutes ses forces, reprit le seau et se remit à marcher courageusement. Cependant le pauvre petit être désespéré ne put s’empêcher de s’écrier : Ô mon Dieu ! mon Dieu !
En ce moment, elle sentit tout à coup que le seau ne pesait plus rien. Une main, qui lui parut énorme, venait de saisir l’anse et la soulevait vigoureusement. Elle leva la tête. Une grande forme noire, droite et debout, marchait auprès d’elle dans l’obscurité. C’était un homme qui était arrivé derrière elle et qu’elle n’avait pas entendu venir. Cet homme, sans dire un mot, avait empoigné l’anse du seau qu’elle portait.
Il y a des instincts pour toutes les rencontres de la vie. L’enfant n’eut pas peur.

Introduction

Victor Hugo, l’un des plus grands poètes et écrivains français de tous les temps, chef de file du mouvement romantique, est l’auteur de nombreux chefs d’œuvre : « Les Contemplations », « Les Châtiments », ou encore « Les Misérables », d’où est extrait ce texte.

Paru en 1862 ce roman est l’une des œuvres les plus populaires de la littérature française et il a donné lieu à de nombreuses adaptations au cinéma. Victor Hugo rassemble dans cette œuvre contre le mail et pour la générosité tout ce qu’il a voulu dire sur l’homme. On peut voir ainsi une symétrie entre le bagnard Jean Valjean et « Le Dernier jour d’un condamné » écrit quelques années plus tôt. C’est un roman historique, social, philosophique dans lequel on retrouve les idéaux du romantisme et ceux de Victor Hugo.

Introduction et comparaison

Le personnage principal est Jean Valjean qui a été condamné au bagne car il a volé du pain pour nourrir sa famille. Personnage énergique et ayant un grand cœur ; de ses mains sort le bien. Au début du roman il croise Fantine, une jeune fille devenu prostituée après avoir dénié une grossesse produite avant le mariage. Sa grossesse terminée, Cosette, une jeune fille, naît. Celle-ci est confiée aux Thénardier.

Une comparaison est possible avec « La Vie devant soi » même si tout ne se compare pas (Momo en Cosette, Madame Rosa en Jean Valjean). On a une vision moderne de la prostitution dans « La Vie devant soi » tandis que dans « Les Misérables » on a une vision traditionnelle, biblique, de la prostituée déchue. La prostituée, c’est l’image de la femme qui se sacrifie pour les siens.

Madame Rosa est une représentation grotesque, burlesque de Fantine, sans dents, sans cheveux, la prostituée qui vend son corps pour son enfant.

Le personnage de Cosette a sûrement inspiré le personnage de Momo pour Gary ; Momo fuit l’A.P., tout comme Cosette fuit les Thénardier ; les deux enfants cherchent tous les deux quelqu’un à aimer. Les deux enfants sont dans un concept non adapté à leur âge : sexualité, obscénité.

Hugo trouve cela scandaleux de proférer des obscénités pareilles devant un enfant alors que Gary ne dénonce rien car les choses se font comme elles doivent se faire ; les obscénités sont dans la vie. Le sexe, au profit de la modernité, est beaucoup moins dénoncé ; l’important c’est la chaleur humaine, l’ambiance. Le seul point commun c’est l’amour, la valeur phare, le besoin d’affection des enfants.

Comparaison avec la rencontre de Momo et Nadine

Gary a repris le même geste de la main protectrice sur la joue, l’épaule. Cosette et Momo sont dans le même état de désespoir. Momo est même heureux à en mourir mais c’est un bonheur illusoire, c’est la joie des pantins mécaniques : il refuse la vie. Les mains arrivent de façon inattendue car il s’agit de la main de Dieu : c’est la providence (miracle). Hugo joue aussi sur les contrastes.

La scène de rencontre entre Nadine et Momo apparaît comme une parodie de la rencontre entre Cosette et Jean Valjean. Cosette n’a pas eu peur car elle a reconnu la grâce, le miracle, la main de Dieu (sublime). Le sublime est le sentiment d’origine divine qui transcende tout, qui dépasse l’entendement. Gary désacralise tout. Nadine est tout le contraire de J. Valjean mais pourtant Momo a peur d’elle mais c’est une peur réfléchie (pragmatique). Momo est très avancé sur son âge. Cela casse tout le sérieux, le religieux de la scène qui s’achève avant la scène de la drogue. Tout est perverti, Momo propose même à Nadine d’être son proxénète. Cosette est symbolique alors que Momo est réaliste. J. Valjean ramasse le seau d’eau ; cette eau représente les larmes, la souffrance qu’allège J. Valjean. Cette scène fonctionne un peu comme un conte pour enfants.

I. Le registre pathétique

On a un point de vue omniscient ; Hugo restitue aux lecteurs la perception d’un enfant avec beaucoup de détails. L’âme de l’enfant est percé à jour : « jusqu’au fond du cœur ». Hugo nous fait partager ses moindres mouvements. On a beaucoup de retours en arrière, d’oppositions, de nuances, car Hugo veut trouver les mots les plus justes pour qualifier les angoisses de Cosette : épanorthose ; « la peur lui était revenue, une peur naturelle et insurmontable » : opposition pour qu’on se mette mieux dans l’ambiance de la peur.

Hugo dit même l’impossibilité de dire pour qu’on s’imagine le pire : « les expressions manquent pour dire ». C’est indicible car l’angoisse est à son paroxysme.

L’omniscience de l’enfant nous plonge dans l’univers de la terreur enfantine ; beaucoup d’empathie, la réalité de l’enfant est transformée en un cauchemar. On a l’ambiance des contes de Grimm (B-N), c’est l’angoisse qui transfigure le réel : « les forêts sont des apocalypses », « une énormité vue de la nature » ; la nature est agressive. On a des métaphores qui transfigurent la réalité, les vérités générales pour comprendre la psychologie. La forêt est une prison alors que l’apocalypse renvoie à une idée de destruction.

Les expression « petite âme » et « voûte monstrueuse » sont des antithèses qui expriment la fragilité de Cosette et l’injustice car c’est un ange enfermé en enfer ; l’angoisse est accrue par l’utilisation de termes flous : « cette énormité noire », « la perception vraie des choses », « elle croyait sentir ». L’indécision provoque une ignorance et l’absence de repères affole Cosette. Néanmoins, la présente de lumière donne espoir à Cosette. La voûte monstrueuse est l’enfer alors que les battements d’ailes représentent un ange. Cosette est donc un ange en enfer.

On a le champ lexical de la terreur : « terreur », « terrible », « frissonnait »… La terreur est terrible, c’est une polyptote ; un superlatif « jusqu’au fond du coeur ». La terreur est dite de façon superlative, on est au paroxysme de la peur. Victor Hugo restitue le point de vue de l’enfant qui perd facilement une perception réaliste des choses et qui n’arrive pas à dominer son angoisse.

La fragilité du personnage augmente la pitié. Hugo dramatise la situation en mettant en valeur la pitié pour intensifier l’angoisse d’où une redondance pathétique.

II. L’inquiétante étrangeté

Le psychanalyste Freud a initié ce concept au début du XXème siècle en s’appuyant sur des textes d’époque. Cela correspond à une peur qui n’est pas seulement extérieure mais qui s’immisce à l’intérieur du sujet ; état que l’on retrouve chez Cosette. L’étrangeté est un univers différent, non familier, plus de repère, le personnage se sent autre, étranger à lui-même.

Dans les moments où on est plus le plus vulnérable ressort ce qu’on déteste chez soi, les angoisses qui travaillent notre inconscient d’où l’inquiétude. Cosette est dans un état inquiétant, cela réveille son inconscient : « sans se rendre compte de ce qu’elle éprouvait » ; c’est son état qui l’effraie et pas la forêt, angoisse intériorisée.

Baudelaire en parlait dans « La Charogne », l’homme est fasciné par le morbide. On ressent un sentiment d’aliénation, on est étranger à soi-même ; cela est dû au fait que les fantasmes s’emparent de Cosette car elle est angoissée par ce sentiment et fascinée, attirée et repoussée par la forêt. On est dans un entre-deux trouble entre le réalisme et l’imaginaire ; l’imaginaire rentre dans le réalisme. La réaction de Cosette est un désir de fuite de cette fascination morbide ; elle est possédée. Victor Hugo fait ressentir la crise panique qui saisit Cosette : « s’enfuir, s’enfuir » est une répétition qui imite l’affolement ; on a une accumulation, une gradation, le rythme s’emballe comme son coeur. L’intensité augmente et imite la fuite éperdue de Cosette. Les anaphores rythment également cette course effrénée (« jusqu’au » x3).

III. L’attendrissement

L’attendrissement se voit dès le début avec la métaphore des battements d’ailes pour le cœur de Cosette. L’âme est comparée implicitement à un oiseau : cette image poétique confère un caractère angélique : la grâce.

L’attendrissement est permis par les antithèses et les jeux de contrastes resserrent la pitié et l’intensité dramatique (mise en valeur). Des petits détails touchants vont souligner l’attendrissement mais avec pudeur : « les sanglots lui serraient la gorge, mais elle n’osait pas pleurer ». Le réalisme augmente l’attendrissement. Hugo multiplie ces détails pour en augmenter le martyre de Cosette.

Le choix des mots est très simple pour qu’on se rapproche de l’univers de l’enfant et d’autre part on ne doit pas jouer avec la raison pour laisser couler le flot des émotions : « c’était un enfant de huit ans » ; « cette chose triste », verbe vide de sens, simplicité et humilité pour des émotions. Les répétitions mettent également l’attendrissement en valeur ainsi que l’absence de mots de liaison (parataxe).

Cela ressemble à une litanie (prière monotone ; plaintes à Dieu) : « Ô mon Dieu, mon Dieu » : pour que Dieu sauve les enfants maltraités. D’ailleurs le parcours de Cosette évoque le chemin de croix de Jésus-Christ ; Jésus s’est fait ressuscité et Cosette a été sauvée. Cosette est comme le Christ, une victime sacrificielle. Par essence, la victime sacrificielle sera toujours la plus faible. Au lieu d’aider les enfants, les hommes les exploitent. En détruisant le travail des enfants, ils détruisent le travail de Dieu : cela revient à placer un ange en enter « battements d’ailes […] sous leur voûte monstrueuse » ; comparaison entre la société du XVIIème siècle et la société antique.

Pour augmenter la faiblesse de Cosette on a toujours des petits adjectifs qui pointent du doigt cette fragilité : « bras maigres », « petites mains », « jambes nues », « pauvre petit être » ; la comparaison avec une vieille est permise par une déformation par le travail qui rapproche Cosette de la mort.

Le terme « hélas » est un cri du cœur du narrateur impuissant devant la violence de la scène alors que « bien » est une expression populaire et naïve pour augmenter la proximité avec le personnage.

IV. Un texte poétique qui imite le style biblique

Le caractère poétique du texte est dû à sa grande simplicité. On est au croisement du style des contes pour enfants et de la simplicité biblique. Hugo fait donc ressentir l’atmosphère du merveilleux chrétien. Le mot merveilleux rappelle le conte (registre) et le mot chrétien rappelle la bible. L’univers des misérables a donc une explication divine. On garde de l’univers chrétien uniquement le caractère miraculeux. On a une transposition de la religion dans l’univers magique des contes pour enfants. Parfois le merveilleux et le miraculeux sont mis ensemble dans les contes de fées. Cet épisode est raconté comme un conte de Noël.

Il y a des mots simples, les plus généreux possibles, des phrases minimalistes donc il imite le style biblique. Cela permet de donner une portée générale au texte, cela donne à deviner au lecteur que le récit va être miné dans un point de vue religieux. Donc ce récit a une portée allégorique comme les paraboles de la bible. Une parabole a un sens moral dans la bible, c’est au lecteur d’interpréter. Tout être humain peut se reconnaître avec les paraboles. Ce style extrêmement simple donne beaucoup de gravité et de solennité grave, sérieuse au texte. Cette solennité se voit dans les répétitions (« cela se voyait », « c’était un enfant ») qui mettent en valeur la dénonciation. Hugo met en valeur le silence pour mettre en valeur cette simplicité. Donc le sublime se passe de commentaire. Plus on est simple d’esprit plus on se rapproche de Dieu car la fois n’appelle pas à l’interprétation, à l’analyse. C’est pourquoi les enfants (naïfs) sont les enfants de Dieu.

Dans ce passage avec la main de Jean Valjean, Hugo nous raconte le miracle chrétien. On est passé du réaliste au sublime donc le sublime c’est le caractère mystérieux, inattendu de quelque chose d’inexplicable, d’inexprimable par sa beauté, quelque chose d’à la fois évident par sa simplicité et fulgurant.

Le sublime, c’est un événement ou un tableau qui surgit de façon inattendue et qui nous surpasse par sa beauté, ça laisse un état d’étonnement, c’est le surgissement d’un événement inhabituel. Le sublime est comme un miracle divin parce qu’on est dans un contexte réaliste et il y a une intervention divine très inattendue, c’est plus beau que la beauté ; face au sublime, c’est la stupeur, le silence.

La démonstration de cette parabole est que Dieu n’abandonne jamais les hommes et qu’il ne faut jamais perdre espoir en Dieu ; c’est le message d’espoir d’Hugo car la foi de Cosette a suscité le miracle. C’est au moment où elle l’appelle que Dieu, grâce à J. Valjean, intervient ; la simple fois explique le miracle (sublime).

Cette scène est aussi une dénonciation, un avertissement car Dieu est témoin de toute action humain, l’œil de Dieu est partout (cf. L’œil était dans la tombe et regardait Caïn).

Hugo est le prophète et voit tout : « il n’y avait que Dieu qui voyait cette chose ». Les mots sont les relais de Dieu. Ici, Hugo dénonce l’indifférence générale : « Il y a des choses qui font ouvrir les yeux aux morts ».

Conclusion

A travers ce passage on a une dénonciation de la maltraitance des enfants. Pour rendre cette dénonciation véhémente, il met en valeur son indignation. Pour rendre cette dénonciation plus forte, il décrit cette scène avec plus de réalisme. Il s’agit d’ouvrir les yeux des lecteurs qui jusque là semblent fermés à la misère des enfants. Hugo pointe du doigt un scandale : les hommes ne jouent pas leur rôle naturel assigné par Dieu, à savoir protéger les enfants. Le narrateur et J. Valjean sont des intermédiaires de Dieu et l’intervention de J. Valjean prouve qu’Hugo a confiance en les hommes car il croit au progrès. C’est un auteur combatif et militant, un écrivain engagé.

 

Du même auteur Hugo, Le Drame romantique Hugo, Les Rayons et les Ombres, La fonction du poète Hugo, La légende des Siècles, Les pauvres gens (II) Hugo, Les Misérables, Partie II, Chapitre 10, Le plateau de Mont Saint-Jean Hugo, Mors Hugo, Les Contemplations, Résumé Hugo, Les Contemplations, Le Mendiant Hugo, L'Homme qui rit, Résumé 1 Hugo, Les Rayons et les Ombres, Extrait Hugo, Claude Gueux, Résumé

Tags

Commentaires

0 commentaires à “Hugo, Claude Gueux, Résumé”

Commenter cet article