Honoré de Balzac

Balzac, Le Père Goriot, L’agonie du Père Goriot

Texte étudié

Si elles ne viennent pas ? répéta le vieillard en sanglotant. Mais je serai mort, mort dans un accès de rage, de rage ! La rage me gagne ! En ce moment, je vois ma vie entière. Je suis dupe ! Elles ne m’aiment pas, elles ne m’ont jamais aimé ! Cela est clair.
Si elles ne sont pas venues, elles ne viendront pas. Plus elles auront tardé, moins elles se décideront à me faire cette joie. Je les connais.
Elles n’ont jamais su rien deviner de mes chagrins, de mes douleurs, de mes besoins, elles ne devineront pas plus ma mort ; elles ne sont seulement pas dans le secret de ma tendresse. Oui, je le vois, pour elles, l’habitude de m’ouvrir les entrailles a ôté du prix à tout ce que je faisais.
Elles auraient demandé à me crever les yeux, je leur aurais dit :  » Crevez- les !  » Je suis trop bête. Elles croient que tous les pères sont comme le leur.
Il faut toujours se faire valoir. Leurs enfants me vengeront. Mais c’est dans leur intérêt de venir ici. Prévenez- les donc qu’elles compromettent leur agonie.
Elles commettent tous les crimes en un seul. Mais allez donc, dites- leur donc que, ne pas venir, c’est un parricide ! Elles en ont assez commis sans ajouter celui – là. Criez donc comme moi :  » Hé, Nasie ! Hé, Delphine ! Venez à votre père qui a été si bon pour vous et qui souffre !  » Rien, personne.
Mourrai- je donc comme un chien ? Voilà ma récompense, l’abandon. Ce sont des infâmes, des scélérates ; je les abomine, je les maudis ; je me relèverai, la nuit, de mon cercueil pour les remaudire , car , enfin , mes amis , ai – je tort ? Elles se conduisent bien mal ! Hein ? Qu’est- ce que je dis ? Ne m’avez- vous pas averti que Delphine est là ? C’est la meilleure des deux.
Vous êtes mon fils, Eugène, vous ! Aimez- la, soyez un père pour elle.
L’autre est bien malheureuse. Et leurs fortunes ! Ah, mon Dieu ! J’expire, je souffre un peu trop ! Coupez- moi la tête, laissez- moi seulement le cœur.

Balzac, Le Père Goriot

Introduction

Émile Honoré de Balzac est né à Tours le 20 mai 1799 et mort à Paris le 18 août 1850. Il est considéré comme un des plus grands écrivains français de la première moitié du XIXe siècle, et comme le maître incontesté du roman réaliste. Il élabora une œuvre monumentale, la Comédie humaine, cycle cohérent de plusieurs dizaines de romans dont l’ambition est de décrire de façon quasi-exhaustive la société française de son temps, ou, selon la formule célèbre, de faire « concurrence à l’état-civil ». Il n’hésitera pas, en pleine monarchie libérale de Juillet, à afficher ses convictions légitimistes.

Le Père Goriot, dont la rédaction fur particulièrement pénible pour Balzac connut dès sa parution, en 1835, un immense succès. Ce roman occupe pour plusieurs raisons une place centrale dans l’œuvre et la carrière de Balzac. Il clôt la série des premiers romans à dominante essentiellement autobiographique, il est surtout à l’origine du fameux retour systématique des personnages.

Dans ce passage, le Père Goriot mourant est veillé par Rastignac, qui apprend par Christophe, le domestique de la pension, que ni Delphine, ni Anastasie ne viendront assister leur père. La première, épuisée par le bal de la vicomtesse de Bauséant, continue à dormir ; la seconde est en affaires avec son mari. Goriot, que Rastignac croyait endormi, a tout entendu. Bouleversé, il exhale en un long monologue où le délire se mêle à la souffrance, tantôt un ressentiment, tantôt son amour. Dans ce passage, le désespoir du vieillard atteint son paroxysme.

I. Un délire pathétique

1. Le pathétique

Balzac use, pour nous émouvoir, de toutes les ressources du pathétique.

Le vieillard conjugue à tous les temps (présent, passé, futur) l’égoïsme de ses filles et leur ingratitude.

Le martèlement des négations rappelle amèrement leur insensibilité : « Elles ne m’aiment pas », elles ne m’ont jamais aimé » ; « si elles ne sont pas venues, elles ne viendront pas ».

Vieux, malade, abandonné, Goriot clame son désespoir. Toute sa vie a reposé sur une infortune.

Pourtant, malgré l’abandon dont il est victime, il reste généreux. Il a beau céder à un moment à la colère et à la haine, il le regrette aussitôt.

L’affection et l’abnégation reprennent le dessus : il s’inquiète de la fortune de ses filles et presse Rastignac d’aimer Delphine.

Par cette générosité qui transcende la souffrance et le ressentiment, Goriot suscite chez le lecteur un sentiment d’admiration, qui est autre ressort du pathétique.

2. Le paroxysme de la souffrance

Cette scène nous émeut, car Balzac décrit un paroxysme de souffrance physique et morale.

Atteint selon Bianchon « d’apoplexie sérieuse », Goriot délire.

Discret et taciturne pendant tout le roman, il libère au moment de mourir toute sa rancœur.

Les répétitions, les phrases exclamatives scandent ce paroxysme de douleur et d’amertume : « Mais je serai mort, mort dans un accès de rage, de rage ! La rage me gagne ! », « Mais allez donc, dites leur donc ».

Ce débordement verbal repose sur un ressassement des mêmes plaintes, des mêmes reproches, que traduisent les accumulations et les redondances : « Elles n’ont jamais rien su deviner de mes chagrins, de mes douleurs, de mes besoins » , « Ce sont des infâmes, des scélérates, je les abomine, je les maudis ».

3. Une hallucination morbide

La mort sert de principal ressort dramatique à cette scène. Goriot, comme il arrive fréquemment aux mourants, récapitule sa vie : « En ce moment je vois ma vie entière ».

Le scandale de cette mort dégénère en désir de vengeance. Goriot dans son délire, projette sur la mort de ses filles l’abandon dont il souffre.

Il invente un principe de justice immanente selon lequel les filles auront l’agonie et la mort qu’elles font subir à leur père. Cet abandon lui apparaît en effet comme un meurtre : « Elles commettent tous les crimes en un seul », « c’est un parricide ».

Il imagine même qu’après sa mort il deviendra un fantôme qui viendra les hanter et les culpabiliser : « je me relèverai la nuit, de mon cercueil, pour les remaudire ». Le néologisme « remaudire » qui fait écho à « relèverai » condense la hargne de son ressentiment.

Mais dans un mouvement de culpabilité et d’autodestruction, Goriot retourne contre lui l’horreur de cette mort en délire masochiste : « Elles m’auraient demandé à me crever les yeux, je leur aurais dit « Crevez-les », « Coupez-moi la tête, laissez-moi seulement le cœur ».

Le masochisme, dans cet accès de folie, finit par l’emporter sur le désir de vengeance.

Avant tout être de passion, Goriot veut qu’on lui coupe la tête, symbole de lucidité, mais qu’on lui laisse le cœur, siège de sa passion aveugle pour ses filles.

Goriot exprime ainsi une idée chère à Balzac : toute passion absolue et monomane conduit à la destruction et se retourne contre celui qui l’éprouve.

II. Une figure tragique de la paternité

1. Un « Christ de la paternité »

Ce monologue intense campe Goriot, comme l’écrit Balzac, en « Christ de la paternité ».

Son agonie rappelle la passion du Christ. Martyr de l’amour paternel, il aura passé sa vie à se sacrifier : « l’habitude de m’ouvrir les entrailles a ôté du prix à tout ce que je faisais ».

La phrase « Voilà ma récompense, l’abandon » fait écho aux mots de Jésus sur la croix : « Mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné » (Mathieu, XXVII,46)

Après un accès de colère, Goriot passe à la mansuétude et l’abnégation sublime. A l’instar du Christ qui s’écria : « Père, pardonne leur, car ils ne savent pas ce qu’ils font » (Luc, XXIII, 34), Goriot pardonne l’abandon dans lequel ses filles le laissent.

De Delphine il se contente de dire : « C’est la meilleure des deux », d’Anastasie : « L’autre est bien malheureuse ».

Comme Jésus-Christ, Goriot exprime donc un absolu d’amour et de souffrance qui ne peut s’adapter aux cruelles exigences du monde.

2. Un symbole tragique de la passion

Mais Goriot, dans une œuvre que Balzac a conçue comme « une effroyable tragédie parisienne », incarne surtout la paternité poussée jusqu’à la folie.

Cette logique de la passion, conduite jusqu’à ses extrêmes limites, rappelle celle de la démesure et de la fatalité dans la tragédie grecque.

Goriot retrouve les intonations et les discours des héros antiques.

Quand il parle de se crever les yeux, il rappelle Œdipe, le plus célèbre d’entre eux qui se creva les yeux après avoir appris qu’il avait tué son père et épousé sa mère.

Comme dans les grands cycles de la tragédie grecque, il imagine même une fatalité familiale qui le vengera d’avoir été assassiné par l’abandon : « leurs enfants me vengeront ».

Conclusion

Ce texte intensément pathétique décrit à la fois la beauté sublime d’un amour absolu, mais aussi les ravages d’une passion.

Nous sommes émus par la pureté des sentiments de ce septuagénaire qui, au moment de mourir, traite ses filles dénaturées avec clémence.

Mais cet amour a débouché sur la démence. Ainsi l’agonie du Père Goriot symbolise-t-elle aussi lez pouvoir d’anéantissement contenu dans toute passion.

Ce drame familial peut aussi être lu comme le symptôme d’une dégénérescence sociale.

La famille est en effet pour Balzac la base de la société.

Il souscrit à cette parole que Goriot prononce plus haut dans le monologue : « La société, le monde, roulent sur la paternité, tout croule si les enfants n’aiment pas leur père ».

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