Honoré de Balzac

Balzac, Le Père Goriot, La déchéance du Père Goriot

Texte étudié

Il devint progressivement maigre ; ses mollets tombèrent ; sa figure, bouffie par le contentement d’un bonheur bourgeois, se rida démesurément ; son front se plissa, sa mâchoire se dessina. Durant la quatrième année de son établissement rue Neuve Sainte-Geneviève, il ne se ressemblait plus. Le bon vermicellier de soixante-deux ans qui ne paraissait pas en avoir quarante, le bourgeois gros et gras, frais de bêtise, dont la tenue égrillarde réjouissait les passants, qui avait quelque chose de jeune dans le sourire, semblait être un septuagénaire hébété, vacillant, blafard. Ses yeux bleus si vivaces prirent des teintes ternes et gris-de-fer, ils avaient pâli, ne larmoyaient plus, et leur bordure rouge semblait pleurer du sang. Aux uns, il faisait horreur ; aux autres, il faisait pitié. De jeunes étudiants en médecine, ayant remarqué l’abaissement de sa lèvre inférieure et mesuré le sommet de son angle facial, le déclarèrent atteint de crétinisme, après l’avoir longtemps houspillé sans en rien en tirer. Un soir, après le dîner, madame Vauquer lui ayant dit en manière de raillerie « Eh bien ! Elles ne viennent donc plus vous voir, vos filles ? » en mettant en doute sa paternité, le père Goriot tressaillit comme si son hôtesse l’eût piqué avec un fer.
« Elles viennent quelquefois », répondit-il d’une voix émue.
« Ah ! Ah ! Vous les voyez encore quelquefois ! s’écrièrent les étudiants. Bravo, père Goriot ! »
Mais le vieillard n’entendit pas les plaisanteries que sa réponse lui attirait, il était retombé dans un état méditatif que ceux qui l’observaient superficiellement prenaient pour un engourdissement sénile dû à son défaut d’intelligence.

Balzac, Le Père Goriot

Introduction

Émile Honoré de Balzac est né à Tours le 20 mai 1799 et mort à Paris le 18 août 1850. Il est considéré comme un des plus grands écrivains français de la première moitié du XIXe siècle, et comme le maître incontesté du roman réaliste.

Il élabora une œuvre monumentale, la Comédie humaine, cycle cohérent de plusieurs dizaines de romans dont l’ambition est de décrire de façon quasi-exhaustive la société française de son temps, ou, selon la formule célèbre, de faire « concurrence à l’état-civil ». Il n’hésitera pas, en pleine monarchie libérale de Juillet, à afficher ses convictions légitimistes.

Le Père Goriot, dont la rédaction fur particulièrement pénible pour Balzac connut dès sa parution, en 1835, un immense succès. Ce roman occupe pour plusieurs raisons une place centrale dans l’œuvre et la carrière de Balzac. Il clôt la série des premiers romans à dominante essentiellement autobiographique, il est surtout à l’origine du fameux retour systématique des personnages.

Ce passage consacré à la déchéance physique du Père Goriot se développe en trois temps : d’abord la décrépitude progressive de Goriot, puis l’aboutissement de ce processus, enfin le regard porté sur le vieillard.

Nous verrons d’abord quelle est la fonction narrative de ce passage. Puis nous analyserons le réalisme de ce portrait. Pour finir, nous ferons apparaître la dimension pathétique du personnage.

I. La fonction narrative

1. Situation du texte

Examinons d’abord l’intérêt de ce passage dans l’économie du récit.
La situation du texte par rapport à la progression du roman détermine son importance.
L’évocation du personnage éponyme de l’œuvre, le Père Goriot, est une étape clé.
La présentation de Goriot n’intervient qu’après la description de plusieurs autres pensionnaires, ce qui ménage un effet d’attente. Le narrateur annonçait au début du roman : « les infortunes secrètes de Goriot ». Et le passage s’insère dans la dynamique de l’intrigue.
Il présente un processus de dégradation physique aux causes mystérieuses.

2. Rythme du récit

L’accélération du rythme du récit traduit la soudaineté de la déchéance.
Remarquons la succession des juxtapositions : « Il devient… ses mollets…sa figure » qui renvoie à un phénomène mécanique.
Chaque élément du corps est tour à tour atteint comme le souligne l’accumulation des passés simples « devint », « tombèrent », « se rida », « se plissa ».
Mais l’imparfait dans « il ne ressemblait plus », « semblait » fixe l’image de Goriot dans le temps du récit. Il dessine une déchéance définitive.
La longueur des phrases et la sinuosité du rythme contrastent avec la brièveté précédente. Le processus a atteint son stade ultime.
Les indications temporelles « progressivement », « durant la quatrième année », « longtemps », précisent l’évolution puis le statisme de l’état de Goriot.

II. Le réalisme du portrait

1. L’évocation du corps

Le réalisme cruel du portrait se manifeste par divers aspects.
Cette déchéance est évoquée par la description des parties précises du corps : « les mollets », « figure », « le front », « la mâchoire », « les yeux ».
Le regard du narrateur passe du général « il devint progressivement maigre » au particulier « la bordure des yeux », « la lèvre inférieure ».
La peinture devient ainsi de plus en plus cruelle.
Les modifications du corps prennent une dimension monstrueuse « ses mollets tombèrent », « se rida démesurément ».
La maigreur qui fait apparaître la forme de la mâchoire apparente le personnage à un cadavre : « sa mâchoire se dessina ».
Le portrait s’intéresse aussi à la couleur. Au bleu vif des yeux se substituent des « teintes ternes » durcies par la dentale « t ». Le « gris de fer » renvoie à la saleté de la pension. La « bordure rouge » indique la souffrance de Goriot.

2. Les notations médicales

Les notations d’ordre médical sont plus explicites dans la fin du passage.
En rapportant au style indirect les propos des étudiants en médecine, le narrateur rapproche ce portrait des principes de la physiognomonie.
La physiognomonie de Lavatier est une théorie qui a pour objet la connaissance d’une personne d’après sa physionomie.
La physionomie d’un personnage renseigne sur sa nature et son caractère.
Le diagnostic de « crétinisme » éclaire cruellement la description qui précède.

3. Les procédés littéraires

Ils sont nombreux et concourent à l’efficacité de ce portrait.
La rime en « a » dans « se rida », « se plissa », « se dessina » marque la dureté de cette décrépitude.
Le jeu des oppositions est clair : « soixante deux ans » / « quarante ans » contrastent avec « septuagénaire ».
Ce portrait qui présente l’aspect passé et présent de Goriot est donc double : « ses yeux ne larmoyaient plus ».
Il faut noter aussi le rôle des sonorités. Ainsi dans « sa figure, bouffie par le contentement d’un bonheur bourgeois » l’allitération en [b] suggère un embonpoint satisfait à travers la caricature de la suffisance du bourgeois.
Plus loin « le bon vermicellier (…) le bourgeois gros et gras, frais de bêtise dont la tenue égrillarde réjouissait les passants », l’allitération en [b] et [g] combinée avec [r] connote une gourmandise niaise.
Le contraste entre les deux états de Goriot est traduit aussi par le rythme de la phrase qui fait suivre cet ample début d’une chute brutale : « Il semblait être un septuagénaire hébété, vacillant, blafard ». L’accumulation « hébété, vacillant, blafard » accentue l’aspect d’épave de Goriot.

III. La dimension pathétique du personnage

1. Un portrait caricatural

La figure de Goriot est pathétique car cette description s’appuie sur des contrastes.
Le « bourgeois bouffi » évoque les dessins de Daumier, célèbre portraitiste et caricaturiste du XIX ème siècle.
Le vieillard dont la maigreur connote la pauvreté dégoûte le lecteur.
Mais ce portrait est aussi pathétique car il suggère la souffrance de ce vieillard.
« Les yeux » qui « semblent pleurer du sang » représentent les stigmates d’un véritable martyr.
En effet, le Père Goriot est un véritable martyr de la paternité puisque le vieillard se sacrifie pour ses filles. Balzac magnifie de la sorte la douleur de Goriot.
Ainsi Goriot fait-il à la fois horreur et pitié.

2. Un regard extérieur

Mais en invoquant le regard extérieur porté sur Goriot, le narrateur met à distance ce portrait.
La cruauté de l’attitude des étudiants est attestée par l’expression « après l’avoir longtemps houspillé sans en rien tirer ».
Les formules « il ne ressemblait plus » « Le bon vermicellier », « quelque chose de jeune » appartiennent au niveau de langue parlé et indiquent que ce sont les propos des pensionnaires qui sont rapportés.

Conclusion

Comme nous venons de le montrer, ce portrait révèle tout l’art de Balzac.
Ce portrait frappe par sa vigueur réaliste.
Mais il met en scène la malveillance des pensionnaires autant que la déchéance de Goriot.
Objet de dégoût et de risée, l’étrange personnage central prend ici une dimension poignante.

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