Jean de La Fontaine

La Fontaine, Fables, L’homme et son image

Fable étudiée

Un homme qui s’aimait sans avoir de rivaux
Passait dans son esprit pour le plus beau du monde.
Il accusait toujours les miroirs d’être faux,
Vivant plus que content dans son erreur profonde.
Afin de le guérir, le sort officieux
Présentait partout à ses yeux
Les Conseillers muets dont se servent nos Dames :
Miroirs dans les logis, miroirs chez les Marchands,
Miroirs aux poches des galands,
Miroirs aux ceintures des femmes.
Que fait notre Narcisse ? Il va se confiner
Aux lieux les plus cachés qu’il peut s’imaginer
N’osant plus des miroirs éprouver l’aventure.
Mais un canal, formé par une source pure,
Se trouve en ces lieux écartés ;
Il s’y voit ; il se fâche ; et ses yeux irrités
Pensent apercevoir une chimère vaine.
Il fait tout ce qu’il peut pour éviter cette eau ;
Mais quoi, le canal est si beau
Qu’il ne le quitte qu’avec peine.
On voit bien où je veux venir.
Je parle à tous ; et cette erreur extrême
Est un mal que chacun se plaît d’entretenir.
Notre âme, c’est cet Homme amoureux de lui-même ;
Tant de Miroirs, ce sont les sottises d’autrui,
Miroirs, de nos défauts les Peintres légitimes ;
Et quant au Canal, c’est celui
Que chacun sait, le Livre des Maximes.

La Fontaine, « Fables » (I, 11)

Introduction

Jean de La Fontaine publie son premier recueil de fables à 47 ans : c’est un immense succès à la Cour où l’on s’amuse à deviner quelles personnes célèbres se cachent derrière quels personnages de fables. « L’Homme et son image fait partie » du premier livre ; dans cet apologue, La Fontaine se sert d’un récit plaisant pour dénoncer un vice humain. Il fait le portrait du narcissisme et rend en même temps hommage à un moraliste de son temps : le Duc de La Rochefoucauld…

I. Le portrait du narcissisme

Le titre de la fable ainsi que le nom propre « Narcisse » au vers 11 sont des allusions à un épisode célèbre de la mythologie grecque : Narcisse était un jeune homme d’une beauté éclatante qui tomba amoureux de son reflet dans une fontaine ; amoureux au point de ne plus pouvoir s’en détacher, Narcisse oublia de boire et de manger et, prenant racine au bord de l’eau, se transforma peu à peu en la fleur qui porte son nom. Cette antonomase (passage d’un nom propre à un nom commun) qualifie aussi l’homme égocentrique, qui ne pense qu’à lui et accorde de l’importance à son apparence.

Aussi trouve-t-on un champ lexical de la vue très développé dans le texte : v.6 « présenter à ses yeux », v.7, 8, 9, 10, 12, 25 et 26 « miroirs », v.16 « voit », « yeux irrités », v.17 « apercevoir ». On peut y ajouter la périphrase précieuse du vers 7 « les conseillers muets dont se servent nos dames ». On remarque une insistance sur le terme-clé de la fable, « miroirs », grâce à une anaphore en début de vers et à une accumulation (v.8 à 10) donnant l’impression que les miroirs sont partout, comme l’auteur l’indique v.6. Ainsi le personnage principal croit qu’il est le plus beau mais refuse de se voir tel qu’il est.

La composition du texte met en évidence son portrait (vers 1 à 4 : alexandrins en rimes croisées) avant d’évoquer l’omniprésence des miroirs(v.6-10), voulue par un destin malicieux (diérèse sur « officieux » v.5 + rythme plus rapide avec des octosyllabes aux vers 6, 9 et 10 + rimes plates et embrassées). L’orgueilleux fuit les miroirs (v.11-13) jusqu’au moment où il subit une « épreuve » perturbatrice, bien marquée par le « mais » v.14 et l’octosyllabe du vers 15, celle du canal-miroir. Le narcissisme et la mauvaise foi du personnage sont mis en valeur par les champs lexicaux de l’amour-propre (v.1 « s’aimer sans avoir de rivaux », v.2 « le plus beau du monde », v.4 « plus que content » : vocabulaire hyperbolique, exagéré) et de l’erreur (v.2 « passer pour », v.3 « faux », v.4 « erreur profonde », v.17 « chimère vaine » (pléonasme), v.22 « erreur extrême »). Non seulement il se leurre sur sa beauté supposée mais il refuse par lâcheté sa véritable image.

Cependant, contrairement au mythe originel dans lequel Narcisse périt, épris de sa propre image, « notre Narcisse » fuit son image. Et lorsqu’il se voit dans le canal, ce n’est pas pour s’extasier, c’est pour être irrité par sa laideur. La Fontaine adapte en fait le mythe pour faire la satire d’un défaut humain et rendre hommage par la même occasion aux Maximes de La Rochefoucauld.

II. La satire et l’hommage aux Maximes de La Rochefoucauld

La vision du canal provoque un effet paradoxal : Narcisse est à la fois dégoûté de ce qu’il voit (v.16-18) et profondément fasciné (v.19-20 : emploi du « mais » et des octosyllabes). Cette contradiction est expliquée par La Fontaine dans les vers 21-28 qui contiennent la morale de sa fable. La présence du fabuliste est marquée par l’emploi du « je » v.21-22 qui interpelle le lecteur « on » v.21, et par le passage du présent de narration au présent du discours. En fait, le mythe est étendu à chaque homme, sur le plan moral, par le jeu des métaphores (v.22-23 « cette erreur…est un mal », v.24 « notre âme…cet Homme », v.25 « tant de miroirs…les sottises d’autrui ») : chacun de nous tente d’éviter le miroir de ses propres défauts, miroir souvent tendu par les autres.

La portée généralisant du texte est assurée par le jeu des noms et des pronoms : l’indéfini du début (v.1 « un homme ») devient un défini qui implique l’humanité entière (v.24 : noter la majuscule à « Homme », mais aussi le titre « l’homme »). De même, l’emploi des majuscules pour des noms communs en fait des catégories universelles : v.7 « Dames », v.8 « Marchands », v.9 « Galands » etc. Tout le récit peut donc se lire comme une métaphore filée du narcissisme humain.

De plus, la morale rend hommage à l’auteur des Maximes, ce livre étant assimilé, grâce à une nouvelle métaphore v.27-28 au canal qui reflète une image vraie de notre personnalité. Il faut s’y voir pour prendre conscience de ses défauts, même si la lucidité est un désagrément. Ainsi le dernier mot de la fable renvoie à la dédicace mystérieuse du début : pour Monsieur Le Duc De La Rochefoucauld. Cet encadrement du texte peut être considéré comme un « effet-miroir » qui renforce encore le sens du livre de La Rochefoucauld : l’image humaine y est représentée sans complaisance ; chaque homme peut y voir une réalité cruelle et sans fard.

Conclusion

Cette fable induit deux types de lecture : la première est l’adaptation du mythe de Narcisse à la condition humaine, la seconde est un éloge métaphorique aux Maximes de La Rochefoucauld. On pourrait également rapprocher la peinture qui est faite de la nature humaine aux portraits brossés par La Bruyère dans ses Caractères.

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