Jean de La Fontaine

La Fontaine, Fables, La laitière et le pot au lait

Fable étudié

Perrette sur sa tête ayant un Pot au lait
Bien posé sur un coussinet,
Prétendait arriver sans encombre à la ville.
Légère et court vêtue elle allait à grands pas ;
Ayant mis ce jour-là, pour être plus agile,
Cotillon simple, et souliers plats.
Notre laitière ainsi troussée
Comptait déjà dans sa pensée
Tout le prix de son lait, en employait l’argent,
Achetait un cent d’œufs, faisait triple couvée ;
La chose allait à bien par son soin diligent.
Il m’est, disait-elle, facile,
D’élever des poulets autour de ma maison :
Le Renard sera bien habile,
S’il ne m’en laisse assez pour avoir un cochon.
Le porc à s’engraisser coûtera peu de son ;
Il était quand je l’eus de grosseur raisonnable :
J’aurai le revendant de l’argent bel et bon.
Et qui m’empêchera de mettre en notre étable,
Vu le prix dont il est, une vache et son veau,
Que je verrai sauter au milieu du troupeau ?
Perrette là-dessus saute aussi, transportée.
Le lait tombe ; adieu veau, vache, cochon, couvée ;
La dame de ces biens, quittant d’un œil marri
Sa fortune ainsi répandue,
Va s’excuser à son mari
En grand danger d’être battue.
Le récit en farce en fut fait ;
On l’appela le Pot au lait.

Quel esprit ne bat la campagne ?
Qui ne fait châteaux en Espagne ?
Picrochole, Pyrrhus, la Laitière, enfin tous,
Autant les sages que les fous ?
Chacun songe en veillant, il n’est rien de plus doux :
Une flatteuse erreur emporte alors nos âmes :
Tout le bien du monde est à nous,
Tous les honneurs, toutes les femmes.
Quand je suis seul, je fais au plus brave un défi ;
Je m’écarte, je vais détrôner le Sophi ;
On m’élit roi, mon peuple m’aime ;
Les diadèmes vont sur ma tête pleuvant :
Quelque accident fait-il que je rentre en moi-même ;
Je suis gros Jean comme devant.

La Fontaine, Fables (VII, XI)

Introduction

La Fontaine habite la ville au moment où il écrit « La Laitière et le Pot au lait« , mais il se souvient du monde de la campagne qu’il a côtoyé en tant que maître des eaux et des forêts. Il dépeint ici un monde rustique et une jolie laitière avec une certaine tendresse bien sympathique. Cette fable est un joli tableau plein de vie. Le thème principal en est l’imagination. La Fontaine en montre les limites, certes, mais aussi le bonheur.

I. Perrette

C’est le personnage clé de cette fable. On l’imagine soigneuse ; elle s’est bien préparée comme le montre la description de La Fontaine, en particulier les vers 2, 4, 5 et 6.
Les allitérations en [t] et les assonances en [e] du vers 1 montrent un côté sautillant et traduisent la gaieté de Perrette.
Elle aime la vie car « elle allait à grands pas ».
Cette énergie et cette gaieté nous montrent une laitière bien sympathique ; elle l’est également pour La Fontaine : « notre laitière ».
Ce côté gai, la description de ses vêtements et sa démarche pourraient nous laisser supposer que Perrette est insouciante voire écervelée, ce qu’elle n’est pas du tout car après ce premier portrait, La Fontaine en dresse un second où Perrette a un certain réalisme de paysanne, comme l’indique le champ lexical de ses préoccupations : prix, argent, acheter, revendre…
Perrette n’est pas que l’épouse d’un paysan, on sent qu’elle prend des initiatives personnelles ce qui n’empêche pas (rudesse des moeurs de l’époque) qu’elle puisse être battue !
Il y a également chez elle une certaine poésie inconsciente, soulignée par le charme des petits tableaux qu’elle peint en imagination et qui n’évoquent pas que le profit (vers 13, 20 et 21). C’est une imagination très visuelle.
Cependant Perrette a un « défaut » : elle est trop rêveuse !

II. Du rêve… à la réalité

Dès le début de la fable, on peut remarquer quelques signes annonciateurs comme le verbe « prétendait » au vers 3 ou le terme « déjà » du vers 8. Mais c’est surtout le contraste alexandrin/octosyllabe des vers 1 et 2 qui traduit le déséquilibre et qui laisse deviner la suite de l’histoire.
Le passage au style direct au vers 12 nous fait entrer dans le monde du rêve, comme Perrette, et en même temps qu’elle.
La Fontaine nous montre ensuite la progression de ce rêve, on peut en noter les différents éléments qui conduisent jusqu’au troupeau ! Le lien entre ces différents éléments est l’argent, résumé dans l’ironique « sa fortune » au vers 25.
Cette progression semble délirante et pourtant elle n’est pas dépourvue, paradoxalement, de réalisme : Perrette rêve mais rêve en paysanne : vers 11, 14, 17, 20. A noter le temps des verbes : c’est déjà fait !
Elle étaye son rêve, objectivement, même si elle se laisse un peu aller, s’énervant, vers 19 : elle s’exalte.
Puis le brusque retour à la réalité avec le descrescendo (ou gradation descendante) célèbre du vers 23.
Aux vers 22 et suivants, La Fontaine utilise le présent de narration pour rendre le passage plus vivant ; nous sommes aussi désenchantés que Perrette elle-même ! Nous restons dans son monde.
Petits pas, hésitations des octosyllabes des vers 25 et suivants, qui traduisent l’état dans lequel on trouve la laitière.
On peut noter le jeu de mots à la rime entre marri et mari, le premier appelant le second, et le mari étant marri lui aussi aussi.
Certes La Fontaine (et les voisins de Perrette, vers 29) se moque un peu d’elle avec l’ironie de « la dame de ses biens » mais c’est la tendresse qui l’emporte.
La Fontaine est aussi déçu qu’elle et nous aussi !
Voir toute la tendresse du mot « couvée ». Quel dommage ! Et d’ailleurs La Fontaine prend tout de suite le relais comme si lui aussi était une laitière au pot au lait !

III. La morale

La Fontaine, aux vers 30, 31, 32, explique qu’il est comme elle et comme tout le monde. On attend une réponse positive à ces questions ; d’ailleurs, il élargit par la fiction et par l’histoire.
On note le grondement des [p] et des [r] dans le vers 32 qui est un alexandrin et juste après, la laitière est associée aux grands conquérants.
Le vers 33, au contraire, est très ramassé : les sages aussi rêvent.
Après cette généralisation, au lieu de la morale, de la mise en garde qu’on s’attendrait à voir, on a au contraire une évocation rêveuse sur le plaisir de rêver (voir le champ lexical agréable et l’harmonie ensorcelante du vers 35).
Aux vers 36 et 37 on voit se succéder les différents éléments d’une énumération avec un rythme de plus en plus ramassé. Ils reproduisent l’histoire de Perrette mais à partir du vers 38 jusqu’à la fin, ils concernent cette fois La Fontaine lui-même avec un rythme plus rapide, montrant à quelle vitesse l’imagination s’échauffe.
Le rêve de La Fontaine est fait de narcissisme et de vanité : c’est le rêve de bien des êtres humains.
La chute de ce rêve est bien plus vertigineuse que celle du rêve de Perrette.
La planitude de sa condition est soulignée par les assonances en [an] et par le ridicule, sans méchanceté, du « Gros-Jean » (à noter que La Fontaine se prénomme Jean).

Cependant cette fin de fable a un autre sens, un sens politique :

C’est une réflexion sur la position vaniteuse des rois en ce qu’elle a de chimérique, au sens de non naturelle : cela donne à réfléchir.
De même le vers 40 est très surprenant : « On m’élit roi », au XVIIe siècle ! C’est dangereux à dire, aussi La Fontaine fait tout de suite, prudemment, s’écrouler son rêve.

Conclusion

Il faut surtout retenir de cette fable le plaisir de l’imagination et la charmante évocation de Perrette, dont les rêves sont productifs et sympathiques.
L’imagination est un agrément, encore faut-il se souvenir qu’elle n’est qu’une illusion.
Pour Pascal : l’imagination est « maîtresse d’erreur et de fausseté ». La Fontaine est moins négatif mais il est lucide.
Le rêve de Perrette n’est pas dangereux, celui de puissance et de vanité si. Il faut savoir faire la part des choses.

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