François-René de Chateaubriand

Chateaubriand, La Vague des Passions, Mais comment exprimer cette foule de sensations fugitives […] comme possédé par le démon de mon cœur

Texte étudié

Mais comment exprimer cette foule de sensations fugitives, que j’éprouvais dans mes promenades ? Les sons que rendent les passions dans le vide d’un cœur solitaire ressemblent au murmure que les vents et les eaux font entendre dans le silence d’un désert ; on en jouit, mais on ne peut les peindre.

L’automne me surprit au milieu de ces incertitudes : j’entrai avec ravissement dans les mois des tempêtes. Tantôt j’aurais voulu être un de ces guerriers errant au milieu des vents, des nuages et des fantômes, tantôt j’enviais jusqu’au sort du pâtre que je voyais réchauffer ses mains à l’humble feu de broussailles qu’il avait allumé au coin d’un bois. J’écoutais ses chants mélancoliques, qui me rappelaient que dans tout pays le chant naturel de l’homme est triste, lors même qu’il exprime le bonheur. Notre coeur est un instrument incomplet, une lyre où il manque des cordes, et où nous sommes forcés de rendre les accents de la joie sur le ton consacré aux soupirs.

Le jour je m’égarais sur de grandes bruyères terminées par des forêts. Qu’il fallait peu de choses à ma rêverie ! une feuille séchée que le vent chassait devant moi, une cabane dont la fumée s’élevait dans la cime dépouillée des arbres, la mousse qui tremblait au souffle du nord sur le tronc d’un chêne, une roche écartée, un étang désert où le jonc flétri murmurait ! Le clocher solitaire, s’élevant au loin dans la vallée, a souvent attiré mes regards; souvent j’ai suivi des yeux les oiseaux de passage qui volaient au-dessus de ma tête. Je me figurais les bords ignorés, les climats lointains où ils se rendent ; j’aurais voulu être sur leurs ailes. Un secret instinct me tourmentait; je sentais que je n’étais moi-même qu’un voyageur, mais une voix du ciel semblait me dire : « Homme, la saison de ta migration n’est pas encore venue ; attends que le vent de la mort se lève, alors tu déploieras ton vol vers ces régions inconnues que ton cœur demande. »

« Levez-vous vite, orages désirés, qui devez emporter René dans les espaces d’une autre vie ! » Ainsi disant, je marchais à grands pas, le visage enflammé, le vent sifflant dans ma chevelure, ne sentant ni pluie ni frimas, enchanté, tourmenté, et comme possédé par le démon de mon cœur.

Chateaubriand

Introduction

Paria rejetant la société… qui le rejette, René s’enfonce plus qu’avant encore dans son isolement et ses songes en choisissant un « exil champêtre », où « la solitude absolue, le spectacle de la nature le [plongent] presque bientôt dans un état presque impossible à décrire ». Toutes les anthologies proposent comme illustration exemplaire de ce personnage type du romantisme naissant, promis à si belle fortune, la page sur « les ravissements » de l’automne et les « orages désirés ».

Comment dire l’indicible, sinon par le biais des métaphores et des symboles ? Comment surmonter les contradictions intimes, le déchirement existentiel, sinon par l’incantation lyrique ?

I. Dire l’indicible

A. Dans les paragraphes précédents, René formulait lui-même le diagnostic sur son cas

Il ne vivait que par l’imagination, dans ses songes ou ses « chimères », autrement dit des idées vaines, des illusions, des mirages intérieurs, voire des fantasmes érotiques, rien de réel. « Comment exprimer » ceux qui révèlent, plus encore que la « rêverie » – laquelle a un objet lui-même illusoire – du « vide d’un cœur solitaire », autrement dit d’une expérience de l’absence, du manque, de l’inexistence ? Comment rendre compte de l’inexprimable, du rien, des « sensations fugitives », d’autant plus difficiles à discerner, maîtriser, transcrire, qu’elles viennent, constamment renouvelées, submerger l’être : « que j’éprouvais [imparfait de répétition] dans mes promenades ? Comment peindre des passions désincarnées, en quelques sortes immatérielles, irréelles ou évanescentes : telles des « sons » ou le « murmure » des eaux et des vents, éléments fluides, instables, insaisissables ?

Ces états d’âme, ces sentiments peuvent être ressentis (« on en jouit ») mais non verbalisés : les mots ne les approcheraient, ne les définiraient que pour les dénaturer ou les trahir…

B. Métaphores et symboles

… A moins que ces états d’âme ne passent par le détour d’un langage métaphorique ou symbolique, apte à établir des sortes de « correspondances » entre les chimères intérieures et les réalités concrètes, tangibles, audibles du monde extérieur, de la nature. Que le cœur de l’homme soit « naturellement pétri d’ennui et de misère », naturellement « triste », loi universelle, trait constitutif de la condition humaine (« que dans tout pays »), ce sont les « champs mélancoliques » du pâtre qui en feront prendre conscience, et surtout une nature fournissant les images, les symboles nécessaires : le promeneur « égaré » sur des grandes bruyères, c’est l’homme errant dans la vie ; la feuille séchée, la mousse qui tremble au vent du nord ; le jonc flétri, c’est la fragilité des existences éphémères promises au néant ; la roche écartée (roche druidique sans doute), c’est le témoin des âges disparus ; l’étant désert, c’est l’implacable solitude des êtres, le vide des vies.

L’automne de Chateaubriand n’est pas l’automne de douceur et de mélancolie de Lamartine, c’est un automne placé sous le signe d’une pure négativité : campagne vide, sans récolte ni labour, horizontalités solitaires, bruyère, ciel zébré de grandes lignes migratoires. Sous le signe de la mort aussi, que symbolise la « cime dépouillée des arbres », que métaphorise le vole des « oiseaux de passage ». La solennelle apostrophe file l’image, tisse la correspondance : « homme, la saison de la migration… le vent de la mort… tu déploieras ton vol… ». On ne sait trop si le clocher du hameau, s’élevant au loin de la vallée, est la promesse de la rédemption chrétienne ou un avertissement funèbre. Le « secret instinct » ne peut que s’orienter ici bas vers des « régions inconnues ».

II. L’homme incertain

A. Contradictions et inspirations

René, c’est l’être irrésolu, en proie aux incertitudes, oscillant entre des rêves, des tentations contradictoires (« tantôt… tantôt »), sans trouver le point d’équilibre. Le dilemme, le choix impossible, c’est celui de l’évasion, peut-être de l’ouverture au monde ou du repli, de la clôture sur soi : d’un côté, le héros guerrier, qui se mesure aux réalités, à l’Histoire, qui s’engage dans les combats du temps ; de l’autre, le pâtre, l’homme réfugié « au coin d’un bois », réchauffant « ses mains à l’humble feu de broussailles ». L’opposition n’est pas aussi tranchée qu’elle en a l’air : le guerrier erre au milieu des vents, des nuages et des fantômes, la gloire et l’action héroïque n’existent que sous la plume d’Ossian, ou bien ne sont guère, elles aussi, que des chimères ne valant pas mieux que la médiocrité et l’anonymat des vies simples.

B. L’ailleurs de la poésie

René a néanmoins le privilège d’être poète et la poésie, l’écriture, n’est-ce pas le plus sûr des exorcismes pour conjurer les spectres qui rodent, de l’ennui, du vide intérieur, de la vanité des choses humaines ?

A y regarder de plus près pourtant, la page relève d’un lyrisme dynamique, salvateur, plutôt que de la seule élégie plaintive. L’automne qui « surprend » tient au miracle, ces tempêtes ravissent, transportent, emportent René, poète enfin inspiré, saisi par l’enthousiasme sacré, « enchanté », « possédé par un démon », ces derniers termes étant à prendre dans leur sens classique, et non pas chrétiens : le génie saisit et féconde le cœur ou l’esprit. Il ne s’agit pas seulement d’une extase, d’un arrachement à l’ici bas désert et stérile, mais aussi et surtout de la magie créatrice, du verbe rédempteur. René ne rêve pas alangui au fond de quelque vallon automnal, il marche « à grands pas, le visage enflammé », tourmenté par le démon de l’écriture.

Le texte n’est pas narratif mais foncièrement poétique : un « chant » s’élève dans telle phrase dont le rythme s’organise autour d’une césure (« Les sons que rendent […] on en jouit »), jouant d’abord avec ampleur sur ses assonances et ses allitérations ; dans telle structure ternaire : « des vents, des nuages et des fantômes », « enchanté, tourmenté et comme possédé » ou binaire : « les bords ignorés, les climats lointains […] ni pluie ni frimas » ; sans parler, on l’a vu, du tour constamment imagé de l’expression.

L’apostrophe célèbre « Levez-vous vite orages désirés », n’emporte pas tant « dans les espaces d’une autre vie » que dans sa propre musique, ses parallélismes syntaxiques, ses crescendo et decrescendo de ses groupes de mots, ses récurrences sonores (les é et les an, les d et les p). C’est à la musicalité de cette « désespérance » que furent sensibles les contemporains.

Conclusion

Le vrai René n’est pas seulement celui qui s’adonne avec tant de complaisance à son ennui, au vide de son cœur, au « vague des passions », c’est aussi celui qui le chante, et le romantisme – si romantisme il y a – réside en ce lyrisme qui rend le cœur musicien. La crise de vie s’épanche en une sorte de crise, sinon de vers, du mois de prose poétique.

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