François-René de Chateaubriand

Chateaubriand, Mémoires d’Outre-Tombe, Sur Venise, Rêverie au Lido, Il n’est sorti de la mer Aurore bauchée […] sous quel amas de jour suis-je donc enseveli ?

Texte étudié

Il n’est sorti de la mer qu’une aurore ébauchée et sans sourire. La transformation des ténèbres en lumière, avec ses changeantes merveilles, son aphonie et sa mélodie, ses étoiles éteintes tour à tour dans l’or et les roses du matin, ne s’est point opérée. Quatre ou cinq barques serraient le vent à la côte ; un grand vaisseau disparaissait à l’horizon. Des mouettes posées, marquetaient en troupe la plage mouillée ; quelques-unes volaient pesamment au-dessus de la houle du large. Le reflux avait laissé le dessin de ses arceaux concentriques sur la grève. Le sable guirlande de fucus, était ridé par chaque flot, comme un front sur lequel le temps a passé. La lame déroutante enchaînait ses festons blancs à la rive abandonnée.

J’adressai des paroles d’amour aux vagues, mes compagnes : ainsi que de jeunes filles se tenant par la main dans une ronde, elles m’avaient entouré à ma naissance. Je caressai ces berceuses de ma couche ; je plongeai mes mains dans la mer ; je portai à ma bouche son eau sacrée, sans en sentir l’amertume : puis je me promenai au limbe des flots, écoutant leur bruit dolent, familier et doux à mon oreille. Je remplissais mes poches de coquillages dont les Vénitiennes se font des colliers. Souvent je m’arrêtais pour contempler l’immensité pélagienne avec des yeux attendris. Un mat, un nuage, c’était assez pour réveiller mes souvenirs.

Sur cette mer j’avais passé il y a longues années ; en face du Lido une tempête m’assaillit. Je me disais au milieu de cette tempête  » que j’en avais affronté d’autres, mais qu’à l’époque de ma traversée de l’océan j’étais jeune, et qu’alors les dangers m’étaient des plaisirs [Itinéraire. (N.d.A.)] « . Je me regardais donc comme bien vieux lorsque je voguais vers la Grèce et la Syrie ? Sous quel amas de jours suis-je donc enseveli ?

Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe

Introduction

« Ma joie et ma tristesse furent grandes quand j découvris la mer et ses froncés grisâtres, à la lueur du crépuscule. Je laisse ici sous le nom de « Rêverie » un crayon imparfait de ce que je vis, sentis et pensais dans ces moments confus de médiations et d’images ». Tels sont les termes dont use Chateaubriand pour présenter à son lecteur le dernier chapitre du livre septième – tout entier consacré à Venise – de la Quatrième partie des Mémoires.

Les « images » en question composent un tableau en grisaille, cadre propice à une « méditation » tour à tour voluptueuse et amère.

I. Un paysage d’état d’âme

La description fait surgir un décor précis et symbolique, en étroite correspondance avec la rêverie du promeneur solitaire.

A. La plage du Lido

A l’époque, le Lido n’est pas encore une station balnéaire mais une étroite et longue bande de terre qui sépare Venise de l’Adriatique. Dans la description, le regard va et vient de l’horizon à la page, de la mer au sable, attiré surtout par « l’immensité pélagienne ». L’architecture du paysage, où dominent les lignes horizontales, est suggérée par des mots rares ou techniques : « guirlandé », « limbe », ce dernier, avec son singulier peu usité, désignant une bande (d’étoffe), une zone intermédiaire, qu’ici se disputent l’eau et la terre. Même souci de précision dans les notations qui s’attardent sur tel ou tel détail du tableau : « marquetaient », « volaient pesamment », « le dessin de ses anneaux concentriques », « ses festons ». Les langages de la mer, de la navigation, des sciences naturelles sont mis à contribution : « seraient le vent à la côte », « la houle… le reflux… la grève… le focus ». Les phrases courtes, juxtaposées, relèvent d’un impressionnisme avant l’heure. Allitérations et assonances renforcent le pouvoir évocateur des mots, soit fluides : « lame déroulante », soit pesantes : « marquetaient en troupe la plage ».

B. Une grisaille mélancolique

Quand le voyageur se retrouve au bout de sa course sur « la rive abandonnée » du Lido, ce n’est plus la mer glorieuse et azurée de Brest, la vie affairée d’un grand port. « L’aurore ébauchée sans sourire » rate son entrée. Le spectacle attendu se dérobe. Une longue protase évoquant, en vain, « ne s’est point opérée », tourne court sur la brève apodose : « ne s’est point opérée ». Les deux vocables « aphonie » et « mélodie » sont des trouvailles de style : le premier, un néologisme, se rapporte aux ténèbres, le second à la lumière, le sens étant éclairé par l’association des deux mots. Outre l’euphonie, on note une surprenante synesthésie : Chateaubriand entend se lever l’aube. Une tonalité surprenante funèbre s’accorde à cette grisaille : « les limbes », c’est aussi le séjour des morts. Le terme métaphorique (« ridé »), une comparaison explicite (« comme un front »), introduisent le thème habituel : celui de la fuite du temps dont l’eau qui coule est le symbole par excellence.

II. Une méditation amère

La plage déserte, l’aube grise, le constant désenchantement, dans la Quatrième partie, de l’adulte vieilli, tout cela concourt à nourrir une méditation plus amère que souriante.

A. A la recherche du passé

La mer, motif récurrent dans les Mémoires d’outre-tombe, a formé pour Chateaubriand le fond du tableau de presque toutes les scènes de sa vie, et elle entourera son tombeau, sur l’Îlot du Grand-Bré, comme elle a entouré sa naissance. « J’avais envie, a-t-il dit plus haut, d’aller au Lido, à savoir mon envie de dire un mot de tendresse à la mer, ma mignonne, ma maîtresse, mes amours ». On voit que l’image, filée (« mes compagnes… ces berceuses), des vagues formant en rond de jeunes filles n’a pas seulement une fonction ornementale : elle rend surtout compte d’un rapport aussi charnel qu’affectif entre l’homme et l’élément marin.

Cette mer est aussi le signe de la continuité solide du moi. Au Lido, les jeux avec les vagues renouvellent ceux de l’enfance malouine ; « le grand vaisseau » disparaissant à l’horizon rappelle ceux du départ pour l’Amérique ou pour Jérusalem ; ces Vénitiennes parées de coquillages sont sœurs des Floridiennes rencontrées dans les bois américains, de la Sylphide aussi. Mais les gestes d’adoration rituelle, voire de purification lustrale, les rythmes ternaires des propositions (« Je caressai, je portai… puis je me promenai »), des adjectifs (« leur bruit dolent, familier et doux ») auront-ils le pouvoir magique espéré, de ressusciter le passé et d’exorciser les menaces du temps ?

B. Le songe assombri

Le promeneur a beau accrocher ses souvenirs à un « mât », à un « nuage », il n’étreint que les vagues, lesquelles reviendront amères et effaceront sur le sable un nom aimé (celui de Juliette Récamier), vain talisman. Et, comme toujours, la surimpression des lieux, des années, des voyages, à la faveur es réminiscences, conduit à l’amer constat du temps qui passe, du vieillissement implacable : « Sur cette mer j’avais passé il y a de longues années ». Une sorte de film à l’envers, en accéléré, ne rebâtit le mouvement d’une vie que pour y installer, déjà, une chambre funéraire : « Sous quels amas de jour suis-je donc enseveli ? ». 1883 : Chateaubriand a 69 ans, et jamais ne l’a quitté jusqu’à ce jour la hantise de la mort.

Conclusion

La « Rêverie du Lido » exprime encore une fois, s’il en était besoin, les contradictions intimes de René, toujours oscillant entre ses songes, ses rêves de bonheur, d’éternité, de souvenirs, qui sont aussi des songes, et l’interrogation angoissée qui ne cesse de retentir dans les Mémoires.

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