Montesquieu

Montesquieu, De l’esprit des Lois, Livre VIII, Chapitre 6 et 7, De la corruption du principe de la Monarchie

Texte étudié

Comme les démocraties se perdent lorsque le peuple dépouille le sénat, les magistrats et les juges de leurs fonctions, les monarchies se corrompent lorsqu’on ôte peu à peu les prérogatives des corps ou les privilèges des villes. Dans le premier cas, on va au despotisme de tous ; dans l’autre, au despotisme d’un seul.

« Ce qui perdit les dynasties de Tsin et de Souï, dit un auteur chinois, c’est qu’au lieu de se borner, comme les anciens, à une inspection générale, seule digne du souverain, les princes voulurent gouverner tout immédiatement par eux-mêmes » L’auteur chinois nous donne ici la cause de la corruption de presque toutes les monarchies.

La monarchie se perd, lorsqu’un prince croit qu’il montre plus sa puissance en changeant l’ordre des choses qu’en le suivant ; lorsqu’il ôte les fonctions naturelles des uns pour les donner arbitrairement à d’autres, et lorsqu’il est plus amoureux de ses fantaisies que de ses volontés.

La monarchie se perd, lorsque le prince, rapportant tout uniquement à lui, appelle l’État à sa capitale, la capitale à sa cour, et la cour à sa seule personne.

Enfin elle se perd, lorsqu’un prince méconnaît son autorité, sa situation, l’amour de ses peuples ; et lorsqu’il ne sent pas bien qu’un monarque doit se juger en sûreté, comme un despote doit se croire en péril.

Le principe de la monarchie se corrompt lorsque les premières dignités sont les marques de la première servitude, lorsqu’on ôte aux grands le respect des peuples, et qu’on les rend de vils instruments du pouvoir arbitraire.

Il se corrompt encore plus, lorsque l’honneur a été mis en contradiction avec les honneurs, et que l’on peut être à la fois couvert d’infamie et de dignités.

Il se corrompt lorsque le prince change sa justice en sévérité ; lorsqu’il met, comme les empereurs romains, une tête de Méduse sur sa poitrine ; lorsqu’il prend cet air menaçant et terrible que Commode faisait donner à ses statues.

Le principe de la monarchie se corrompt lorsque des âmes singulièrement lâches tirent vanité de la grandeur que pourrait avoir leur servitude ; et qu’elles croient que ce qui fait que l’on doit tout au prince, fait que l’on ne doit rien à sa patrie.

Mais s’il est vrai (ce que l’on a vu dans tous les temps) qu’à mesure que le pouvoir du monarque devient immense, sa sûreté diminue ; corrompre ce pouvoir, jusqu’à le faire changer de nature, n’est-ce pas un crime de lèse-majestécontre lui.

Introduction

Après avoir présenté la nature et les principes des trois types de gouvernements (républicain, monarchique et despotique), Montesquieu se propose d’étudier dans cet essai argumentatif et rationnel les principes qui les corrompent. Cet extrait concerne ceux de la monarchie, avec une critique manifeste de l’absolutisme de Louis XIV.

Hypothèse : La monarchie se corrompt en despotisme

I. Une rigueur dialectique dans le plan du texte

Le texte est séparé en de nombreux paragraphes, environ une dizaine. Chaque paragraphe correspond à une thèse et un argument qui se suivent logiquement. En séparant les différents morceaux de son argumentation, Montesquieu met en valeur chacune des parties du texte. A chaque retour à la ligne, il y a une nouvelle justification qui donne du poids, de la clarté, et de la contenance à son argumentation. Au final, on a une syntaxe très répétitive.
Montesquieu utilise le présent de vérité générale tout au long de son argumentation pour démontrer la certitude et l’évidence des propos qu’il avance.

La comparaison du début (avec la démocratie) instaure une véritable logique à l’argumentation de Montesquieu : comme il existe un mécanisme et des causes dans la corruption de la démocratie, il en est de même pour la monarchie.

Après avoir posé sa thèse, il se sert dans le second paragraphe d’un exemple chinois comme garant de son idée. Il ressent la nécessité de montrer comment le manque de confiance en les corps intermédiaires mène à la ruine de la monarchie : « ce qui perdit la dynastie de Tsin … ». Il utilise le discours direct pour garder la valeur du témoignage. Il s’inspire de plus d’un exemple de l’Antiquité romaine.
Au final, Montesquieu expose deux exemples qui constituent de véritables armes pour prouver la vérité des arguments avancés.

La première partie de son argumentation est politique : Accumulation et répétition de l’effet de conviction : tous les arguments sont rationnels. Utilisation d’une anaphore : forme d’insistance sur la responsabilité du prince dans la corruption du système : « la monarchie se corrompt, lorsqu’un prince ».

Jeu des oppositions : « fonctions naturelles/arbitrairement, fantaisies/volontés, juger en sûreté/se croire en péril ». Ce jeu est accentué par l’utilisation du rythme ternaire.

3ème paragraphe : centré sur le pouvoir, la puissance, l’autorité. Refus de l’ordre établi. Opposition autorité/autoritarisme.

4ème paragraphe : critique du centralisme politique.

5ème paragraphe : « Enfin » annonce que Montesquieu termine ses arguments politiques.

Dans la seconde partie, Montesquieu passe à la question des mœurs : « le principe de la monarchie se corrompt » est une anaphore et rappelle que chacun des éléments évoqués vont mener à la perte du système en place.

« Lorsque » introduit le moment où tout bascule. Le basculement est réalisé grâce à une opposition syntaxique : « Justice/Autorité », « Honneur/les honneurs », « respects/vils » etc. Il y a une inversion des valeurs, et des confusions. On rencontre à nouveau ici le jeu des oppositions.

Habilité de la question oratoire qui montre que, quand les corps intermédiaires n’ont plus la confiance du Roi, il commet alors une erreur contre lui-même puisque les corps intermédiaires on alors un rôle de « tampons ».

II. Les conséquences du refus de s’appuyer sur les corps intermédiaires

Dans la démocratie, l’excès de liberté entraîne la corruption. Dans la monarchie, c’est l’abus de pouvoir.
Répétition du verbe « se corrompre », c’est d’ailleurs le mot maître du texte (six occurrences).
Vocabulaire de la dégénérescence : « se perdre », « se corrompre », « ôter », « dépouiller » … qui donne un aspect extrêmement négatif.
L’idée qui apparaît alors est : comment ce refus se met en place dans une monarchie : sur le plan politique, et sur le plan des mœurs.

a. Sur le plan politique

6ème paragraphe : question de l’autorité, de la puissance, du rapport de forces …
« Fantaisies/volontés » : emporté par la passion du pouvoir (passion qui s’oppose à la raison, à la logique). Le changement est arbitraire, il n’y a pas de raison, de logique. Lorsque le roi refuse de s’appuyer sur les corps intermédiaires, il s’accapare alors tous les pouvoirs. Trop d’autorité fait naître la crainte (principe du despotisme). On honore les gens qui exercent des missions, mais s’ils n’ont plus de mission, il y a alors une dégénérescence obligatoire qui conduit au despotisme d’un seul homme.
7ème paragraphe : le centralisme (monarchie absolue). Parallélismes opposés : « tout/seul » : le prince ramène tout à lui. Si on aboutit au despotisme d’un seul, il y a corruption du principe de l’honneur qui repose sur les corps intermédiaires.
8ème paragraphe : mot de liaison « enfin ». Présence d’une opposition qui met en évidence les deux types de gouvernements : « se croire en sûreté/se croire en péril » (le roi va se méfier du peuple et de la noblesse). Ce sont deux gouvernements différents.

b. Sur le plan des mœurs : comportement du roi et des sujets.

Présence d’un lexique antithétique, lexique de la morale politique : « dignités/servitudes », « respect/vils », « honneur/honneurs ». Le lexique est inversé : il y a une confusion et une inversion des valeurs morales politiques (dévalorisation). Toucher les mœurs est grave, et il est alors difficile de rétablir l’ancien système (même impossible). La justice se transforme alors en sévérité alors qu’elle doit être juste.
Montesquieu emploie un pronom indéfini : « on les rend » pour instrumentaliser le pouvoir arbitraire du roi (responsable), et montrer qu’il n’y a plus de respect des lois, et que le système dérive vers le despotisme.
« encore plus » sert de surenchère, pour montrer l’importance de l’argument qui va être introduit.
Il y a corruption lorsque le roi se comporte comme les empereurs romains.
Antithèse : « tout au prince/rien à sa patrie » : on note encore ici une inversion des valeurs.
Dernier paragraphe : idée d’évidence : « Mais s’il est vrai ». Mise en évidence de la haine envers le roi : « se rebeller/les grands du royaume », « un crime de lèse-majesté contre lui », de telles expressions montrent que le roi est le premier à se faire du tort.

Conclusion

L’idéal politique de Montesquieu est la démocratie, mais on voit bien, qu’il n’y croit pas pour les grands états. Il a été inspiré par le modèle anglais mais ne désire pas l’importer puisque le système politique est condamné par son histoire, sa religion, sa géographie… Il faut donc que les Français créent un pouvoir modéré. Comme par exemple une monarchie s’appuyant sur les corps intermédiaires, avec les pouvoirs séparés; par idéal pour Montesquieu, mais aussi certainement par parti-pris, puisqu’il fait lui-même partie des corps intermédiaires.

 

Du même auteur Montesquieu, Des principes des trois Gouvernements, Livre III, Chapitre 3, Du principe de la Démocratie Montesquieu, Lettres Persanes, Lettre LXXX, Le gouvernement le plus conforme à la raison Montesquieu, De l'esprit des Lois, XI, 6 De la Constitution d'Angleterre Montesquieu, Éloge de la Sincérité, Début de la Seconde partie, De la sincérité par rapport au commerce des grands Montesquieu, De l'esprit des Lois, Livre VIII, Chapitre 2, De la corruption du principe de la Démocratie Montesquieu, Lettres Persanes, Lettre XXIV Montesquieu, Lettres Persanes, Lettre XIV Montesquieu, L'Esprit des lois, De l'esclavage des nègres, Chapitres XV Montesquieu, Lettres Persanes, Lettre XIII, La guerre des Troglodytes Montesquieu, Éloge de la Sincérité, Extrait de la Première partie, De la sincérité par rapport à la vie privée

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